Société

 JNE 2021 - Rapport introductif de Gilbert Garrel, Président de l’IHS CGT

 

Chères et chers ami·e·es et camarades,

Après une année et demi sans journées nationales d’étude de nos instituts pour les raisons que vous connaissez, c’est avec un immense plaisir, partagé je suppose, que nous nous retrouvons dans ce magnifique centre de la CCAS de Kaysersberg. Pour information à cette assemblée, sachez que cette magnifique bourgade alsacienne est la terre d’origine de la famille d’André Jaéglé. Ce qui constitue pour lui une forme de pèlerinage.

En introduction à nos travaux, je ne vais pas m’appesantir sur l’actualité économique, sociale et politique, notre assemblée générale a eu lieu récemment et ces questions ont été traitées dans le rapport introductif. Et même peut-être un peu trop, si j’ai bien entendu quelques réflexions de l’auditoire, même si j’ai essayé de les adosser à notre bilan d’activité. Je vais également éviter de parler de la Covid 19 et des conséquences sanitaires de ce virus aggravées par une gestion politique très critiquable sur laquelle j’ai aussi eu l’occasion de m’exprimer largement. Et puis nous avons tous besoin de vacances sanitaires même si nous appliquons les gestes élémentaires pour ne pas bâtir un « cluster ».

Au cours de la semaine, Jean-Claude Gay aura pour mission de vous exposer à la fois les travaux en cours de réalisation avec pour certains une association large des instituts territoriaux et professionnels. Il présentera aussi les projets d’activité pour les années à venir dans lesquels nous souhaitons que notre réseau d’instituts s’implique et notamment la célébration des 40 ans de l’IHS CGT où nous ambitionnons de valoriser le travail de tous les instituts qui se sont créés dans le sillage de l’association nationale crée en 1982.

Daniel Vatant présentera une synthèse des bilans d’activité des instituts, ce qui nous fournira l’occasion d’avoir un temps de réflexion global sur la vie des instituts du réseau.

Je vous propose d’articuler cette introduction à nos Journées nationales d’étude autour de deux sujets qui serviront de base de lancement à notre débat général, même s’il n’y a aucune intention de ma part de limiter nos échanges à ces deux thèmes. Les trois conférences qui seront présentées dans ces trois journées de réflexion viendront alimenter et élargir notre champ de prospection.

A l’occasion du 60ème anniversaire des accords d’Evian, travailler sur le thème des « retours de guerre »

Parmi les thèmes que nous devrons certainement travailler dans l’année 2022, il y a la célébration du 60ème anniversaire des accords d’Evian le 19 mars 1962, et en lien avec cet évènement le drame du métro Charonne du 8 février de la même année.
De nombreux militants de notre institut nous ont fait savoir l’intérêt qu’ils portent à ce sujet en suggérant que le nous le mettions à l’ordre du jour de nos initiatives l’année prochaine. Il nous faut définir sous quel angle nous aborderons cette question dans un champ syndical. En effet, il y a les positions prises par la CGT sur la politique colonialiste, celles adoptées durant le conflit algérien et puis il y a l’après-guerre avec le retour des appelés du contingent, celui des salariés français rapatriés, celui des travailleurs algériens et notamment des harkis qui ont dû venir en France, et enfin les liens qui se sont noués avec les syndicats algériens. Ce sont toutes des questions importantes qui nous relient à cette période qui peuvent être autant de sujets d’étude, avec toujours présente une grande sensibilité pour les militants qui ont vécu cette période. Le rapport commandé à Benjamin Stora a formulé une trentaine de propositions. Les différentes déclarations d’Emmanuel Macron en direction du gouvernement algérien et son discours aux familles de harkis, qui ont fait l’objet de réactions, de polémiques et même d’incidents diplomatiques, montrent que ce thème historique reste tout de même d’actualité.

Les positions prises par la CGT sur le colonialisme sont sujettes à débats et controverses. Le thème de l’anticolonialisme a été traité à l’occasion de la célébration des 100 ans de la CGT. André Argalon, qui fut secrétaire général adjoint de la fédération CGT des cheminots, entamait sa communication en affirmant que dès sa naissance, en 1895, la CGT était en lutte contre l’impérialisme et le colonialisme. Il appuyait cette affirmation sur l’accueil très chaleureux fait au délégué de la bourse du travail d’Alger au Congrès de Limoges.

En réponse, René Galissot, jamais avare d’un regard critique, lui faisait remarquer qu’il ne faut pas confondre internationalisme et anticolonialisme. Il précisait que la revendication était celle d’une égalité des droits entre tous les salariés, mais pas vraiment sur l’indépendance de l’Algérie. Il rajoutait que ce représentant au congrès était en effet « un algérien » mais que ce nom était donné aux européens d’Algérie alors que les algériens de souche étaient qualifiés d’« indigènes ». Nous voyons qu’il y a des nuances d’approche qui ne sont pas négligeables.

Il est tout de même vrai que la CGT a mené des combats contre le colonialisme. Pendant la guerre d’Indochine, des dirigeants et militants de la CGT ont été poursuivis, comme Benoît Frachon, et même emprisonnés comme André Le Léap, Lucien Molino ou André Tollet. Dans une période plus lointaine, en 1925, ce sont essentiellement les militants de la CGTU qui ont mené l’action contre les guerres menées en Syrie et au Maroc à l’exemple de cet appel à la grève pour le 12 octobre 1925 contre la guerre du Rif qui fut très suivi. Le journal l’Humanité titrait alors : « 12 octobre 1925 : 900 000 travailleurs français disent NON à la guerre coloniale ».
S’ensuivait dans les colonnes : « La grève du 12 octobre 1925 contre la guerre coloniale du Rif est une date historique. Pour la première fois, le mouvement ouvrier affirme avec force et sans ambiguïté ses principes anticolonialistes ».

Cette action fut très sévèrement réprimée par l’Etat français. Deux ouvriers grévistes ont été assassinés, dont André Sabatier, un jeune militant communiste de la CGTU, ajusteur à l’arsenal de Puteaux qui fut tué par un ingénieur. Le 17 octobre, 12 000 à 15 000 personnes ont assisté à ses obsèques organisées par le PCF.

Malgré son caractère minoritaire et novateur, cette grève a entraîné la plus grande majorité des travailleurs dans certains puits du bassin minier du Nord, et de façon presque générale sur les chantiers du bâtiment. Des centaines d’ouvriers ont été condamnés à des peines variant de quinze jours à six mois de prison. En novembre 1925, 165 militants syndicaux étaient encore emprisonnés et 263 poursuivis par des tribunaux.

Concernant l’Algérie, qui était plus considérée comme un ensemble de départements français que comme une nation colonisée, il est vrai que le combat syndical portait plus sur l’égalité des droits de tous les travailleurs que sur l’indépendance donnée au peuple algérien.

La défaite des troupes françaises au Vietnam fut un tournant. D’une part, les mouvements indépendantistes algériens prennent confiance, l’armée française ne leur apparaît plus comme une force invincible. D’autre part, le fait d’entrer dans un nouveau conflit contre un peuple qui réclame son indépendance fera que les positions de la CGT deviennent plus claires. Lors du congrès de la FSM à Vienne en octobre 1953, Alphonse Drouard, au nom de la CGT, déclare : « La CGT soutient la lutte d’émancipation et d’indépendance des peuples coloniaux. Elle affirme en cette circonstance le droit des peuples à la libre disposition, allant jusqu’au droit à l’indépendance totale. ».

Il faut rappeler que si le 8 mai 1945 on célébrait en métropole la libération de la France, en Algérie un jeune était abattu par la police française parce qu’il brandissait la bannière verte et blanche algérienne. Cela déclencha une colère qui s’est traduite par 102 morts dans la population européenne d’Algérie, et la répression qui s’ensuivit fut très violente puisque qu’on recense entre 15 000 morts selon le général Tubert et 40 000 morts selon les nationalistes. Des centaines de nationalistes furent arrêtés. Cette violente répression a très certainement été un frein au développement de la lutte pour l’indépendance qui ne reprendra réellement qu’au début des années 1950. Est-ce que la guerre a commencé le 8 mai 45 à Sétif ? Cette question reste encore en débat chez les historiens.

Dès le début de la guerre, la CGT est plutôt dans le soutien du combat pour l’indépendance. En atteste l’entretien accordé par Benoît Frachon au journal « Alger républicain » où il se prononce clairement pour l’indépendance de l’Algérie. Cet article fera d’ailleurs l’objet d’une censure de l’administration française. Mais la CGT se heurte tout de même à une opinion publique assez favorable à « l’Algérie française » y compris dans les rangs des ouvriers. Il a fallu que l’ampleur des combats conduise à la mobilisation des appelés du contingent pour que l’avis de la population évolue. En effet, le fait que leurs enfants aillent perdre leur vie au combat ne fait plus appréhender de la même manière ce que l’on nommait « les évènements d’Algérie ».

Mais cette période nécessite certainement d’avoir un regard sur les positions du Parti communiste français qui n’a pas été aussi prompt à se déclarer pour l’indépendance dans le cadre de la préparation d’échéances électorales. Dans cette période, la CGT peut difficilement se placer politiquement dans une position de rupture avec le PCF sur la question algérienne qui a maintenu le mot d’ordre d’Union Française jusqu’à l’été 1956.

Au fil de la montée des combats et de l’ancrage du conflit armé entre les forces françaises et l’armée de libération algérienne, la campagne d’opposition à la guerre menée par la CGT gagne du terrain. Les mouvements pour la paix et le droit à l’indépendance du peuple algérien sont portés par le PCF plus que par la CGT. L’opinion publique a évolué, les consciences s’éclairent et les campagnes menées portent leurs fruits et favorisent la mobilisation de masse.

Il y a plusieurs évènements clefs dans cette guerre. Après celui du rappel du contingent en 1956, il y a le putsch d’Alger du 22 avril 1961, ce qui nous renvoie à cette tribune de généraux retraités dans « Valeurs Actuelles » tout juste soixante ans après. Cette tentative de putsch leur a certes permis de créer l’Organisation de l’Armée Secrète mais son échec signe en quelque sorte la fin de l’Algérie française, puisqu’un mois plus tard les discussions sont entamées entre le pouvoir gaulliste et le FLN. Elles dureront près d’un an pour aboutir aux accords d’Evian du 19 mars 1962 qui actent le cessez-le-feu même si, durant des mois encore, il y aura des milliers de victimes du fait des attentats de l’OAS et des répliques du FLN.

La manifestation du 17 octobre 1961 tient également une place importante car c’est la manifestation la plus sanglante, même si le nombre réel de victimes reste encore très approximatif.

Pour la nuit du 17 octobre, Benjamin Stora cite trois nombres : 38 morts selon un rapport commandé par Jean-Pierre Chevènement, 48 selon celui demandé par Élisabeth Guigou et 98 selon les recherches menées par Linda Amiri et lui ; soit, en élargissant aux semaines précédentes et suivantes, environ 300 morts en 3 mois. Pour Jim House et Neil MacMaster, la répression a fait bien plus de 120 morts au cours d’un « cycle de deux mois connaissant son pic le plus visible dans la nuit du 17 octobre ». Dans une présentation faite à l’occasion du cinquantenaire du massacre, le quotidien Le Monde évoque l’exécution de « dizaines d’Algériens, peut-être entre 150 et 200 ».

Les témoignages sur l’ampleur des violences policières sont accablants, et la CGT a immédiatement réagi par un communiqué du Bureau confédéral publié le 18 octobre. Mais il faut bien reconnaître que la réaction populaire n’a pas été à la hauteur au regard du nombre de morts, des sévices infligés aux algériens arrêtés avec des actes de torture et un traitement inhumain des blessés. A Paris, l’UD CGT tente d’unir les forces syndicales et affirme que la poursuite de la guerre conduit à une fascisation du pays. Elle exige la reprise des négociations avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) en vue d’aboutir à la paix en Algérie, mais elle n’est pas suivie par l’UD FO et le SERP (Syndicat des Enseignants de la RP de la FEN, et de ce fait l’UD CFTC se désengage d’un potentiel accord. Mais les témoins de l’époque qui ont tenté de mobiliser les salariés par la grève pour dénoncer les violences policières reconnaissent que même si des réactions ont été vives, cela n’était pas comparable avec celles qu’ils ont connu le lendemain du 8 février 1962 à Charonne. Cela montre qu’au fil des mois, avec la multiplication des attentats perpétrés par l’OAS, il y a eu une véritable prise de conscience qu’il fallait en finir avec cette guerre et accorder son indépendance au peuple algérien. Est-ce que c’est aussi le fait que les victimes du 18 octobre sont algériennes ? Je n’ai pas d’éléments pour l’affirmer.

Dans les deux cas, il s’agit du même préfet de police, Maurice Papon. Dans les deux cas, la manifestation a été interdite par la préfecture de police. Dans les deux cas, le gouvernement ne prendra aucune sanction contre les bourreaux et rendra même responsables les victimes.

Peut-être qu’en 2022, lors de la commémoration des évènements de Charonne, nous devrions travailler sur ces deux évènements notables survenus durant cette guerre. Peut-on envisager que le combat pour restituer la place historique et mémorielle soit valable pour les deux manifestations ?

Concernant les relations entre la CGT et les organisations syndicales algériennes, si nous envisageons de travailler ce sujet, il nous faudra certainement partir en amont du conflit armé. Cela signifie d’étudier ce qu’était le syndicalisme CGT en Algérie ainsi que les relations entre la CGT et le FLN et l’influence de cette organisation sur le syndicalisme algérien pour comprendre les rapports entre la CGT et les syndicats algériens après l’indépendance.

Pour la première partie, cela implique d’avoir un regard sur les européens d’Algérie dans les administrations des départements algériens : la poste, les cheminots, l’énergie, les exploitations minières, etc. La CGT était implantée avec des organisations affiliées sous le sigle de l’UGSA et nous l’avons vu dans les bourses du travail. Dans une interview accordée à « Mémoires Vives », Alphonse Véronèse indique qu’au sein de la FSM, la CGT a milité pour la création d’un département colonial dès 1951 et que des dirigeants de l’UGSA participaient aux travaux de la FSM dans les délégations CGT, puis comme organisation indépendante.

Il paraît indéniable que la CGT a apporté des idées dans un pays où la solidarité sociale n’est pas réellement appliquée. Les services publics sont des secteurs où l’influence est la plus forte avec un travail revendicatif réel sur l’égalité des droits même si la répression est forte et notamment vis-à-vis des salariés issus des populations indigènes. Dans l’agriculture, le syndicalisme est inconnu et il n’y a pas de mixité des populations dans le salariat. Dans le secteur privé, le management colonial est très dur, mais cela n’empêche pas le développement d’une activité revendicative même si la répression rend les actions syndicales difficiles à mettre en œuvre. A partir de 1955, la guerre complique l’activité syndicale. Avec l’UGSA, la CGT continue d’exister de manière plus ou moins clandestine, mais le FLN veut créer ses propres organisations avec des ramifications jusque sur le territoire métropolitain et cela ne va pas simplifier les relations.

Après la grève de 1953 qui est une réussite malgré la trahison de FO, la CGT prend de l’ampleur en Algérie et devient une centrale autonome en juin 1954, l’Union Générale des Syndicats Algériens (UGSA), qui reste affiliée à la confédération. En avril 1955, avec l’état d’urgence, le syndicat devient la cible avec des arrestations et des expulsions des entreprises et administrations de travailleurs algériens. En août 1955, ce sont des émeutes qui ont lieu à Philippeville, la répression est féroce, les morts se comptent par centaines à la mine d’El-Alia, la plupart sont membres de l’UGSA. Trois jours après, des membres de l’UGSA et du PCA sont victimes d’arrestations et de transferts vers des camps de rétention.

En décembre 1955, plusieurs responsables syndicaux de l’UGSA, tous membres du MNA (Mouvement national algérien), créent une centrale syndicale algérienne, l’USTA (Union Syndicale des travailleurs algériens). En février 1956, des militants du MTLD
(Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) et du FLN créent à leur tour l’UGTA avec à sa tête d’anciens responsables de l’UGSA qui vient de s’algérianiser ou de fédérations professionnelles CGT.

L’UGSA a tenté de dénoncer la division syndicale et appelle par tract à s’unir dans une seule centrale syndicale nationale. Mais alors que l’UGSA adopte de nouveaux statuts et adhère à part entière à la FSM, l’UGTA est admise à la CISL le 16 juillet 1956.

Puis vient le temps de l’interdiction des syndicats algériens. Un décret prive les militants de l’UGSA de leur mandat dans les CA des entreprises et dans les CE. L’UGSA va se dissoudre le 26 janvier 1957. L’UGTA appelle à la grève du 28 janvier au 4 février 1957 pour appuyer la position du FLN lors du débat de l’ONU sur la question algérienne et soutenir la 6ème résolution de la CISL demandant à la France l’ouverture de négociations.

En ce début 1957, le ministre Lacoste s’acharne sur les militants syndicaux de l’UGSA puis de l’UGTA afin d’anéantir les deux centrales. Le FLN règle ses comptes avec le MNA et fait assassiner une grande partie des cadres de l’USTA : en deux mois, la direction est décapitée.

A la suite du putsch de 1958, l’armée s’empare du Gouvernement général et crée le Comité de salut Public. En septembre de la même année, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) se crée à Tunis, et une commission syndicale extérieure de l’UGTA se reconstitue.

Après l’indépendance, en janvier 1963, Ben Bella et le FLN écartent les partisans de l’autonomie syndicale. Les relations avec la CGT ne sont pas totalement rompues, des délégations de l’UGTA sont accueillies chaleureusement dans des congrès de la CGT à l’exemple des PTT à l’occasion de leur 18ème congrès. Les relations se poursuivront au-delà des vicissitudes politiques, des échanges vont se développer. Des militants CGT s’inscriront comme coopérants français pour remettre sur pied des administrations ou des entreprises algériennes. Ce sera le cas dans les PTT, dans les chemins de fer ou dans la métallurgie et les mines. Des aides et de la solidarité seront apportées à la demande de l’UGTA. Mais peu à peu les relations vont se distendre sur fond de désaccord politique, en particulier sur la question de l’autonomie syndicale.

L’ensemble de ces sujets concernant cette période a été traitée. Nous nous rendons compte que le mouvement syndical n’a pas eu de rôle direct dans les négociations qui ont abouti aux accords d’Evian. Par contre, un sujet n’a pas été souvent abordé, celui des « retours de guerre » pour reprendre la formule utilisée par Michel Pigenet. Ce qu’il faut entendre par là, c’est quel accueil fut fait par la CGT à celles et ceux qui furent rapatriés d’Algérie. Il y a les jeunes appelés du contingent dont une grande partie fut victime de traumatismes profonds et qui ont dû retrouver une vie sociale et le chemin du travail. Il y a les salariés français des administrations ou des entreprises publiques ou privées qui étaient installés en Algérie souvent depuis de longues années. Elles et ils étaient confronté-e-s à la déchirure de quitter un pays qu’ils avaient adopté et furent souvent accueilli de mauvais manière sur le territoire métropolitain. Comment les choses se sont-elles passées dans le monde du travail ? Et puis il y a les algériens de souche, les harkis, qui ont fait dernièrement l’objet d’un discours en forme de pardon du président Macron, même si ce discours est loin de satisfaire cette population et ses descendants. Eux se sont retrouvés dans des situations de quasi apatrides, rejetés et même considérés comme des traitres dans leur pays d’origine et regardés comme des étrangers en métropole. Peut-être que nous pourrions lancer des travaux de recherches archivistiques sur cette question précise afin d’étudier dans les professions et territoires comment cet accueil des rapatriés d’Algérie a été traité dans les différentes organisations de la CGT. Nous avons encore la chance de pouvoir travailler sur des témoignages de militants, chose qui dans quelques années ne sera plus possible. Je soumets donc cette proposition à votre réflexion.

Lutter contre les idées d’extrême-droite

Le deuxième thème que je souhaite placer dans nos discussions est celui de l’extrême droite. Joël Hedde disait lors de notre assemblée générale que la lutte contre les idées d’extrême droite doit faire l’objet d’un travail continu de nos instituts et pas seulement à l’approche des échéances électorales. Cette observation a du sens et il est vrai que dans la période longue que nous traversons, ce combat doit être permanent si nous souhaitons avoir une action efficace. Nous sommes tout de même confrontés à un principe de réalité et il est aussi vrai que c’est lorsque le paysage médiatique est envahi par cette poussée idéologique qu’une prise de conscience et une écoute se développent au sein des organisations de la CGT. La période actuelle est particulièrement préoccupante et aucun d’entre nous ne peut être insensible à cet environnement où toutes les vannes de la médiatisation sont ouvertes autour d’un personnage à la fois très nocif et malgré tout populaire si l’on se réfère aux sondages d’opinion.

En effet, on ne peut qu’être frappé de stupéfaction par la place qu’occupe Eric Zemmour dans le champ médiatique actuel. Comment un publiciste qui alimente constamment des polémiques par ses propos racistes, sexistes et homophobes a-t-il pu acquérir un tel niveau d’audience ? Que ce même homme, plusieurs fois condamné pour ses déclarations et provocations verbales, puisse être aujourd’hui regardé comme un candidat potentiel sérieux à l’élection présidentielle, au point d’affoler les états-majors des partis politiques de droite et d’extrême-droite, ne laisse décidément pas d’étonner.

Il serait inutile et sans doute fastidieux de se lancer dans l’exégèse des œuvres complètes du publiciste. Essayons plutôt de disséquer les principaux traits saillants du discours « zemmourien ».

Le premier point, fondamental, est sa lecture de l’histoire. Elle se fait sur un mode tragique. « La France se meurt, la France est morte » pouvait écrire Zemmour dans Le suicide français (2016). Et toute son œuvre est traversée par cette interrogation : « Qu’est-ce que l’identité nationale à l’heure du grand métissage ? » lit-on dans Mélancolie française en 2010.

Chez Éric Zemmour, l’identité nationale est toujours menacée. Et cette menace a un visage, celui de l’islam : « Ayant dû renoncer à envahir nos voisins, nous avons accepté d’être envahis par les autres pour conserver notre rang ». Toujours dans Mélancolie française.

Mais quels sont les traits de cette France idéale ? En premier lieu elle est catholique. Dans Destin français, en 2018, il affirme : « Je suis convaincu qu’on ne peut être français sans être profondément imprégné de catholicisme ».

« La France éternelle est une puissance terrienne. Si le Traité de Westphalie (1648) consacre l’hégémonie française sur le reste de l’Europe, Waterloo scelle l’effacement de la France devant la montée des puissances maritimes que sont l’Angleterre, puis les Etats-Unis. C’est de « cette histoire, de cet échec, de ce renoncement que nous ne nous remettons pas », écrit-il dans Mélancolie française.

Certes, la France est donc en déclin, c’est entendu mais la faute à qui ? Il est temps maintenant de dénoncer les coupables. Éric Zemmour s’y emploie et mon Dieu que les ennemis de l’intérieur sont nombreux !

Il y a d’abord « les politiciens qui ont fait preuve de faiblesse contre nos ennemis traditionnels et qui par ailleurs entretiennent des liens ambigus avec les puissances de l’argent, le soutien qu’apportent les élites françaises à l’Union européenne ». Dans Destin français, il écrit parlant de l’Europe : « Alors que le peuple la rejette de toutes ses forces, [elle] est la démonstration de cette sécession des élites, de son mépris envers le peuple français ».

Autre élément de la décadence française, la dégradation des mœurs avec la destruction de la famille chrétienne. Pôle de stabilité jusqu’aux années 1970, la famille chrétienne est menacée aujourd’hui par l’action dissolvante des « divorces », du « lobby homosexuel » et du « féminisme ».

Cette pensée, somme toute réactionnaire, est-elle si originale, si nouvelle ? À bien des égards, son parcours personnel peut être rapproché de celui d’un autre publiciste qui à la fin du XIXème siècle va devenir le chef de file du camp antisémite : Édouard Drumont.

Entre ces deux personnalités, les similitudes sont nombreuses ; tous deux sont le fruit de la méritocratie républicaine ; tous deux sont hantés par le déclin français ; tous deux ont identifié dans la cause du déclin français l’œuvre d’un corps étranger. Pour Drumont les juifs, pour Zemmour les musulmans ; tous deux ont bénéficié de la complaisance des relais d’opinion pour diffuser leur phraséologie réactionnaire ; tous deux ont su exploiter à leur époque un contexte favorable à leur combat idéologique ; tous deux sont issus de milieux populaires et avides de revanche sociale et ils ont acquis leur notoriété pendant une période de forte crise économique marquée par un fort désenchantement à l’égard du système parlementaire.

Sans doute une plongée dans les années 1880 et 1890 peut-elle nous aider à comprendre la matrice du discours réactionnaire français qui semble retrouver aujourd’hui une seconde jeunesse.

Depuis la défaite de Sedan, le sentiment national est blessé. D’Ernest Renan à Charles Maurras, rarement la question nationale aura été à ce point brûlante.
Pour expliciter la défaite de 1870 face aux prussiens, les critiques de Taine dans ses Origines de la France contemporaine (1876-1893) et de Renan dans La réforme intellectuelle et morale (1871) s’en prennent aux principes révolutionnaires eux-mêmes.

Ils visent particulièrement Rousseau, la démocratie et le suffrage universel. Renan voit les racines de l’humiliation française en 1870, dans l’échec des valeurs de liberté et d’égalité portées par la Révolution face aux valeurs prussiennes incarnées dans le militarisme, l’ordre et l’autorité.

Bref, la défaite signe l’échec des Lumières, de la Révolution française devant l’Ancien Régime et le traditionalisme.

En réalité, les années 1880 et 1890 constituent pour la France un véritable laboratoire d’idées où, à travers les luttes politiques et syndicales, se forgent comme dans un creuset les grands courants de pensée du monde contemporain.
En effet, dans le dernier quart du XIXème siècle, on assiste à la naissance d’un nouveau climat intellectuel qui affirme la primauté du sentiment et de l’instinct sur la raison.

Cette réaction contre le positivisme, le scientisme et le rationalisme dominants puise ses arguments dans les jeunes sciences de l’homme et les sciences sociales.
Pour la première fois des idées nouvelles remettent en cause, à partir de bases scientifiques, l’héritage de la philosophie des Lumières.

Dans les Origines de la France contemporaine, Taine s’était déjà fait l’avocat d’un strict déterminisme biologique et racial : « La race, le milieu, le moment » façonnent l’être tout entier.

Poursuivant le même sillon, Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules (1895) prétend démontrer que la vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances et même ses productions artistiques sont le simple reflet de son « âme », elle-même conditionnée par sa race.

L’introduction du darwinisme en France est effectuée par une féministe de la droite libérale. Clémence Royer publie en 1862 la première traduction de Sur les origines des espèces (On the Origin of species-1859).

Dans la préface de cet ouvrage, elle avance plusieurs idées : comme les races, les hommes « sont inégaux par nature » ; le progrès résulte de « la libre concurrence » ; deux menaces pèsent sur l’avenir, le christianisme ; « la protection exclusive et inintelligente des faibles ».

Ainsi le darwinisme, qui se répand dans les milieux scientifiques, applique aux individus et aux sociétés humaines les principes de l’évolution et de la sélection naturelle.

Joseph Arthur de Gobineau peut être considéré comme l’un des premiers précurseurs de ce courant de pensée par le lien qu’il établit entre le métissage des peuples et la décadence des civilisations.

Avec l’anthropologue Georges Vacher de Lapouge (L’Aryen, son rôle social, 1899) et chez le professeur Jules Soury (Philosophie naturelle, 1882) ce darwinisme social est étendu aux nations et pose les fondements d’une théorie raciste qui oppose la race supérieure des Indo-européens à celle inférieure des Sémites.

Maurice Barrès fait la synthèse de ce bouillonnement intellectuel. Il se fait le prophète de l’énergie nationale et de la race : « L’âme qui habite en moi est faite de millions de morts ». Il en déduit que l’homme n’existe pas, il n’est que l’humble maillon d’une chaîne ininterrompue d’être vivants qui l’ont précédé. L’homme est totalement subordonné à la collectivité, à sa terre, à ses morts.

La flambée antisémite des années 1880 trouve ses racines dans ce trouble inquiet de la conscience nationale. Jusqu’alors, il se situait plutôt à gauche, voire même à l’extrême-gauche où il était amalgamé à l’anticapitalisme.

Furieusement antisémite, Pierre Joseph Proudhon réclamait l’extermination des juifs, race ennemie du genre humain. En 1847, le fouriériste Alphonse de Toussenel souligne dans Les juifs, rois de l’époque, les liens des israélites avec les féodalités financières.

En 1884, un disciple de Blanqui, Gustave Tridon, publie Du molochisme juif qui cultive l’idée de l’infériorité de la race sémite par rapport à la race indo-européenne.
Ces thèmes étaient alors largement repris dans la presse et les revues socialistes. Jusqu’à la crise de Panama (1888-1894) voire de l’affaire Dreyfus (1894-1899), l’antisémitisme imprègne largement les cadres du mouvement socialiste et reflète l’opinion dominante du prolétariat qui assimile le combat contre les Rothschild à la lutte contre le capitalisme cosmopolite.

À droite, l’antijudaïsme classique du vieux fond chrétien et catholique n’a pas la même force.

En 1882, l’abbé Chabauty publie « Les juifs nos maîtres » qui dénonce le complot de la maçonnerie judaïque contre l’Eglise.

L’originalité d’Édouard Drumont, à la fois socialiste et chrétien, fut d’unir l’antisémitisme de droite et de gauche et d’en faire une synthèse vigoureuse qui offrit aux victimes du régime économique le bouc émissaire idéal, responsable de leur maux et de leur misère.

Son ouvrage La France juive, publié en 1886, fait du combat contre le juif le combat pour la chrétienté et pour la France.

La première partie de l’ouvrage dénonce tous les méfaits de cette « race » qui s’oppose point par point aux qualités de « l’Aryen ». « Le Sémite est mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé ; l’Aryen est enthousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu’à la naïveté ».

En raison de sa nature viciée, le juif dégrade tout ce qu’il touche et le « corps étranger » qu’il représente dans le pays chrétien qu’est la France a toujours travaillé contre elle. Il est à l’origine de la franc-maçonnerie et de la Révolution française.
Sous la troisième République, « la juiverie » contrôle la presse, la finance et impose la persécution des catholiques. « Que voyez-vous ? Je ne vois qu’une figure et c’est la figure du Christ, insulté, couvert d’opprobre, déchiré par les épines, crucifié. Rien n’a changé depuis 1800 ans ».

L’exploitation politique de l’antisémitisme ne tarde pas à venir. La Ligue antisémitique est fondée par Jules Guérin en 1889 ; elle se dote d’un journal, l’Antijuif (1898) ; son objectif est de « libérer les français et la Nation du joug des juifs » et « d’interdire aux juifs l’accès à toutes les fonctions publiques ». Vice-président de la Ligue antisémitique, Jacques de Biez écrit : « Nous sommes des nationaux-socialistes, car nous attaquons la finance internationale et nous voulons que la France soit aux français ».

Pour mesurer l’ampleur de cette passion anti-juive en France à cette époque, il suffit de constater l’incroyable tirage atteint par cet ouvrage composé de deux forts volumes pour un total de plus de 1 200 pages.

En 1887, son livre atteint déjà sa 145ème édition et à la veille de la première guerre mondiale sa 200ème édition !

En 1892, Édouard Drumont fonde le quotidien La libre parole dont la devise, « La France aux français », aura un bel avenir.

L’antisémitisme en cette fin de siècle va jouer un rôle fédérateur pour l’ensemble des droites auxquelles il apporte une explication simple de la décadence et de la crise tout en lui désignant les boucs émissaires.

Au tournant du siècle, l’affaire Dreyfus va procurer un nouveau terrain à l’extrême-droite et donner lieu à une poussée nationaliste, xénophobe et antisémite encore jamais atteinte.

Par cette étude comparative, nous remarquons la similitude des ressorts utilisés par Eric Zemmour pour instiller dans les masses populaires son idéologie islamophobe avec ses théories sur « le grand remplacement » menaçant notre pays qui sont devenues récurrentes dans les discours de l’extrême-droite. Même s’il faut prendre garde de toujours replacer les éléments dans le contexte de leur temps, l’étranger, qu’il soit juif ou musulman, présenté comme la cause de tous nos maux constitue un fil conducteur commun aux journalistes polémistes Zemmour et Drumont. La crise identitaire présentée comme un dogme et identifiée comme l’origine du déclin économique, social mais aussi moral de notre société, voilà les fondements de ces théories xénophobes qui servent aujourd’hui comme elles ont servi hier le grand capital dans sa conquête ou sa préservation du pouvoir. Avec tout de même un paramètre nouveau que sont les capacités actuelles de diffusion par des espaces de couvertures médiatiques qui atteignent une population très large. Zemmour n’est pas que dans la presse écrite ou sur les ondes radiophoniques et télévisuelles. Il est sur Instagram, Facebook, Twitter et même Tic Toc, le dernier réseau social favori de la jeunesse, avec un dispositif de communication très sophistiqué qui lui permet, en toute impunité, de diffuser très largement ses idéologies nauséabondes. Cela conduit l’ensemble de la classe politique à se déplacer vers la droite et oblige l’ensemble des acteurs de la vie politique à réagir sur des thèmes qu’il a choisi et qu’il impose alors qu’il n’est toujours pas déclaré comme candidat officiel à l’élection présidentielle.
Dans le cadre de notre activité et face à ces courants de pensée qui prennent de la force dans le moment que nous vivons, il est certainement de notre responsabilité en gardant nos prérogatives de décortiquer et démonter cette instrumentalisation de l’histoire que des personnages comme Zemmour sont capables de réaliser.

Je tiens à préciser deux choses. En premier lieu, je voudrais vous rassurer : n’ayant pas de tendance masochiste, je ne me suis pas imposé la douloureuse lecture de la bibliographie zemmourienne. Le livre de Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, a largement servi les références mentionnées dans mon propos. Second élément, Jérôme Beauvisage et son travail historique sur cette question qu’il a particulièrement disséquée m’ont permis de réaliser cette étude comparative, et je tiens à rendre à Jérôme les droits qui lui sont dus.

Voilà chères et chers ami·e·s et camarades, j’espère que cet avant-propos à nos travaux va nous permettre d’ouvrir des échanges avec la perspective de chantiers historiques que nous serons certainement amenés à ouvrir. Cette discussion doit être faite de critiques, de compléments, de témoignages qui vont nourrir nos connaissances, nous livrer des idées et j’en ai la conviction, donner à ces journées d’étude tout l’agrément intellectuel que nous sommes venus chercher dans la fraternité et la convivialité.