Formation professionnelle Education

 Compte rendu du colloque de l’HIMASE sur l’apprentissage

 

Avant l’assemblée générale annuelle, le Bureau de l’HIMASE (association pour l’histoire des militants associatifs et syndicaux de l’éducation) a pris la décision d’organiser une demi journée d’étude sur les questions de l’apprentissage.

Coordonnant cette initiative Gérard Montant (IHS FERC CGT) devait préciser le sens de cette initiative et ses limites : « Nous avons constaté lorsque nous avons pris la décision de convoquer cette rencontre qu’il s’agissait d’un sujet d’actualité puisque fortement mis en avant par les pouvoirs publiques. Nous présentions par ailleurs qu’il s’agirait encore d’un sujet d’actualité lors de l’élection présidentielle de 2017 et les débats sur TF1 nous ont confortés que nous avions vu juste. Il s’agira donc de voir lors de notre rencontre la situation de l’apprentissage dans le temps, sans remonter pour autant à la formation des bâtisseurs des pyramides ou plus proches de nous des cathédrales mais d’examiner cette forme particulière d’acquisition des qualifications, des compétences du monde du travail dans nos sociétés telles qu’elles ont existé hier, qu’elles existent aujourd’hui, en prenant appui sur l’évolution des besoins née de la transformation des processus de fabrication par exemple. Bien évidemment il s’agira aussi de voir les tendances, les réalités actuelles, et les besoins de demain ».

Il précisait les limites que nous nous fixions : « Chacun d’entre vous comprendra aisément qu’il ne s’agit pas d’avoir ici un débat sur "pour ou contre l’apprentissage", débat qui ne conduirait à convaincre personne de la pertinence de son positionnement par rapport à ceux qui ont un positionnement différent. Nous avons suffisamment besoin de réfléchir sur la situation passée et actuelle de l’apprentissage, sur les changements intervenus à différentes périodes de notre histoire, sur l’évolution que prennent ces pratiques aujourd’hui, sur l’évolution qu’elles prendront demain, quitte ensuite à chacun se faire sa propre opinion sur le sujet.

Il présentait alors les deux intervenants. Guy Brucy professeur honoraire de l’université de Picardie-Jules Verne d’Amiens qui a beaucoup produit sur les questions qui nous intéressent et qui fut professeur de CET à l’origine pour aborder l’histoire et ensuite à Daniel Vatant « consultant » et qui fut « conseiller technique alternance et apprentissage » successivement aux cabinets de Thierry Repentin et de Michel Sapin pour analyser l’évolution actuelle et qui lui aussi fut professeur de CET.

Retour haut de la page

Plan détaillé de l’intervention de Guy BRUCY

Retour haut de la page

1-Les enjeux à la fin du XIXe siècle

Former les producteurs éclairés d’une République pacifiée

Au cours des vingt dernières années du XIXe siècle, les Républicains tentent de résoudre le lancinant problème de la “ crise de l’apprentissage ”.

Politiquement, la formation professionnelle constitue pour eux un outil de pacification sociale en même temps qu’une réponse aux problèmes économiques.

Économiquement leur projet rencontre une demande des grandes entreprises de constructions mécaniques et électriques qui réclament un nouveau type de producteur adapté aux exigences de rapidité et de précision propres aux machines modernes.

Ces nouveaux professionnels qualifiés, dont le mécanicien ajusteur allait devenir la figure emblématique, devaient réunir les qualités d’autonomie et de dextérité manuelle caractéristiques des compagnons des anciens métiers et la maîtrise d’un corpus de connaissances théoriques et de règles rigoureuses.

Former l’Homme, le travailleur, le citoyen par un apprentissage “ méthodique et complet ”

Dès la fin du XIXe siècle, les Républicains considèrent qu’un bon dispositif de formation devait s’inscrire dans le projet humaniste d’éducation de l’ouvrier-citoyen postulant la nécessité de :

  • former des producteurs qualifiés répondant le plus exactement possible aux besoins des employeurs locaux mais qui soient, en même temps,…
  • les citoyens éclairés d’une République socialement pacifiée et…
  • des hommes libres, capables, en dignes héritiers des Lumières, d’exploiter toutes les virtualités de leur intelligence.
Refus de réduire la formation à ses seules finalités économiques

Ils s’inscrivaient dans la stratégie de pacification des rapports sociaux développée par les Républicains de gauche « soucieux d’action sociale mais qui, pour des raisons diverses, se refusaient aux idées socialistes [1] ».

Au fondement de leur démarche se trouvait la doctrine solidariste [2] au nom de laquelle ils soutinrent les initiatives prises en faveur de la mise en place d’une “ post-école ” obligatoire au même titre que l’apprentissage d’un métier car, écrivait alors l’un de leurs plus actifs représentants, l’inspecteur général Edouard Petit : « Ne se préoccuper que de préparation technique, ou commerciale, ou industrielle, ou agricole, c’est oublier dans une démocratie de dégager le citoyen de l’ouvrier. C’est ne voir qu’un aspect d’une question générale, qu’une partie, et restreinte, d’un problème social aux données multiples, complexes et troublantes [3]  ».

La Direction de l’enseignement technique (créée en 1892) ne manquait jamais de rappeler aux employeurs la nécessité de veiller au respect de la dimension civique et humaniste de la formation professionnelle : « Nous croyons qu’il serait bon que la Commission locale professionnelle n’abusât point des prérogatives que lui confère la loi, convaincus que nous sommes que s’il est de nécessité urgente de former des ouvriers qualifiés, il n’est pas moins nécessaire de songer à former des citoyens, des hommes [4]  ».

Circulaire du 4 décembre 1926, signée Edouard Herriot

« En droit, l’ouvrier est aussi un citoyen et un homme. Comme tel il n’est pas un moyen mais une fin ; il doit non seulement être capable de produire, mais aussi de penser ; il a droit à la culture par laquelle on devient homme, c’est-à-dire un être libre ».

L’apprentissage méthodique et complet sanctionné par un diplôme

Un véritable projet éducatif : l’apprentissage « méthodique et complet »
  • méthodique parce qu’il se décompose en une série d’exercices progressifs et savamment gradués suivant un programme précis établi pour chaque métier ;
  • complet parce qu’il associe, aux travaux pratiques, des enseignements théoriques et généraux.

L’objectif poursuivi : affranchir la formation professionnelle des modalités singulières d’organisation du travail pour :

  • favoriser l’acquisition de savoirs théoriques et pratiques applicables à toutes les situations de la vie professionnelle ;
  • réduire les risques sociaux du salarié en cas de crise économique.
Un diplôme pour quoi faire ?

Le fait que l’apprentissage d’un métier ait une sanction officielle n’avait, aux yeux des acteurs de l’époque, rien de nécessaire et, par conséquent, la question de la légitimité du diplôme fut posée d’emblée.

Le Certificat de Capacité professionnelle (CCP) qui deviendra en 1919 le Certificat d’Aptitude professionnelle (CAP) fut, dès l’origine, un objet de conflits et sa survie résulta de compromis permanents entre forces opposées.

Former, valider, certifier

Le diplôme devait intervenir comme attestation des « connaissances pratiques, théoriques et techniques » [5] qu’ils y avaient acquises et comme constat de « leur aptitude » [6] de manière à ce qu’ils en tirent avantage sur le marché du travail.

L’intention du législateur était bien d’affirmer publiquement cette reconnaissance par un surplus de salaire puisque dans les circulaires relatives à la délivrance du Certificat de capacité professionnelle (CCP), ce dernier était défini comme « une prime au savoir et au travail » des jeunes salariés pour faciliter « l’amélioration de leur situation matérielle » [7].

On peut interpréter cette politique comme une volonté de construire « un nouveau type de propriété conçue et mise en œuvre pour assurer la réhabilitation des non-propriétaires, la propriété sociale [8] ».

Et c’est bien ainsi que l’entendait un fondeur quand il affirmait au congrès national de l’apprentissage de Roubaix en 1911 que « le diplôme devient pour celui qui en est possesseur une véritable propriété qui le classe de suite à son entrée dans l’usine [9] », « propriété » devant être comprise ici au double sens de possession et de caractéristique.

Des écoles rares et sélectives pour former une élite de cadres

État des lieux à la veille de la Première Guerre mondiale :

  • 4 ENP – Vierzon, Armentières, Voiron, Nantes – scolarisent 1 600 garçons et délivrent annuellement moins de 150 diplômes.
  • 73 EPCI regroupent près de 12 000 garçons et un peu moins de 3 000 filles. Dans cet ensemble les 59 EPCI de garçons produisent, bon an mal an, moins de 1 500 titulaires d’un Certificat d’études pratiques industrielles (CEPI) et environ 500 titulaires d’un Certificat d’études pratiques commerciales (CEPC).
  • 15 écoles professionnelles de la Ville de Paris [10] rassemblant 3 700 élèves.

Retour haut de la page

2-Loi ASTIER-25 juillet 1919

La loi Astier définit les cours professionnels et de perfectionnement

Son titre V comprend 15 articles consacrés à l’institution des cours professionnels obligatoires : article 37 à article 52.
Des cours professionnels et de perfectionnement sont organisés pour les apprentis, les ouvriers et les employés du commerce et de l’industrie ” (article 37).
Les cours professionnels :

  • sont obligatoires pour les jeunes gens et jeunes filles âgés de moins de 18 ans et employés dans le commerce et l’industrie, avec ou sans contrat (Article 38),
  • sont gratuits (Article 38),
  • sont organisés par une commission locale professionnelle (Articles 39 et 42),
  • doivent se dérouler “ pendant la journée légale de travail ” (Article 44).

Durée des cours : minimum = 4 heures / semaine et de 100 heures / par an ;
maximum = 8 heures / semaine et 200 heures / an.

Le chef d’entreprise doit : “ laisser à ses jeunes ouvriers et employés de l’un et l’autre sexe le temps et la liberté nécessaires pour suivre les cours obligatoires communaux ou privés ” (Article 44). Il doit également s’assurer de “ l’assiduité aux cours de ses jeunes ouvriers et employés ” (Article 45).

La loi Astier institue le Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP)

Article 47 : “ Les jeunes gens et jeunes filles qui ont suivi, pendant trois ans au moins les cours professionnels, sont admis à concourir pour le Certificat d’aptitude Professionnelle ”.
Le CAP est délivré après un examen.

Peuvent également se présenter à l’examen et obtenir le CAP :

  • les élèves qui ont terminé leurs études dans une écoles publique ou privée d’enseignement technique,
  • les jeunes gens et jeunes filles occupés dans le commerce ou l’industrie, âgé de 16 ans accomplis et habitant dans des communes où les cours n’existent pas (Article 48).

En fait, un Certificat de Capacité Professionnelle avait déjà été institué par le décret du 24 octobre 1911. C’est sur l’intervention de certains milieux patronaux que la notion de « capacité » fut remplacée par celle d’« aptitude » et que le Certificat de capacité de 1911 devint un certificat d’aptitude en 1919.

La loi Astier et ses limites

Tout ce qui concerne la formation professionnelle dans l’entreprise était considéré comme peu accessible à la loi puisque relevant quasiment de l’initiative privée.
La seule contrainte que la loi Astier exerçait sur le chef d’entreprise était celle de laisser à ses jeunes ouvriers et employés de l’un et l’autre sexe le temps et la liberté nécessaires pour suivre les cours professionnels.
Mais cette contrainte est atténuée : « Toutefois, l’obligation d’organiser les cours pendant la journée légale de travail ne s’applique pas aux établissements, ateliers, magasins ou bureaux dans lesquels la durée normale du travail du personnel n’excède pas huit heures par jour ou quarante-huit heures par semaine ». « En outre, des dérogations pourront être apportées [...] à la demande de la Commission Locale Professionnelle et du Comité Départemental de l’enseignement technique ».
« Les heures consacrées à l’enseignement professionnel pendant la journée légale de travail, seront prises, de préférence, au commencement ou à la fin de la journée ».
« Les cours pourront être groupés, dans les industries saisonnières, pendant les périodes de morte-saison ».

Aucun financement n’est prévu pour assurer le fonctionnement des cours.
C’est pour compenser ce manque que la loi de finance du 13 juillet 1925 instituera la taxe d’apprentissage.

La loi Astier inaugure une forme d’alternance mais...

... elle n’en fait ni un outil pédagogique ni une conception pensée de la formation professionnelle comme aujourd’hui.

La loi Astier ne traite pas vraiment de l’apprentissage

Le terme « apprentissage » n’apparaît jamais dans le texte de la loi.
La loi entretient la confusion entre apprentis et non-apprentis :

  • le contrat d’apprentissage reste verbal,
  • l’apprentissage n’est pas défini en tant que catégorie distincte du contrat de travail ordinaire et de l’enseignement technique.

Retour haut de la page

3-La loi Walter-Paulin-10 mars 1937

L’émergence du groupe des artisans

Ce n’est que dans l’entre-deux guerres que la catégorie « artisans » apparaît et cherche à s’organiser pour défendre ses intérêts, distincts de ceux du grand patronat mais aussi de ceux du monde ouvrier.
Les chambres de métiers sont créées en 1925.
Nouveau venu sur la scène, l’artisanat a hésité avant de chercher à se singulariser, aussi bien contre les prétentions de l’industrie réunie dans les chambres de commerce que contre le développement de l’appareil scolaire et donc contre l’État.
Près de vingt ans après le vote de la loi Astier, le CAP aurait pu alors devenir également l’objectif des artisans en matière de formation professionnelle.

La loi Walter-Paulin consacre la volonté d’autonomie de l’artisanat

Elle le fait en confiant aux chambres de métiers l’organisation de l’apprentissage (en créant des cours et/ou en subventionnant ceux qui existent déjà) ; en fixant le règlement des épreuves que les apprentis doivent subir ; en créant un examen spécifique aux apprentis : l’examen de fin d’apprentissage artisanal (EFFA) + le certificat de compagnon délivré deux ans après.
Cette loi instaure de fait une formation spécifique pour les apprentis de l’artisanat.

La référence au CAP est constamment évoquée : les artisans estiment que l’EFAA devrait avoir la même valeur que le CAP

L’apprentissage artisanal, dont la création est en gros contemporaine de la constitution du groupe artisanal, se caractérise par :

  • une formation sur le tas, auprès d’un maître d’apprentissage,
  • un refus du CAP qui ne convient pas aux artisans.

L’artisanat cherche à exister en dehors du cadre défini par le ministère de l’Éducation nationale.

Retour haut de la page

4-Genèse des centres d’apprentissage

Entre les deux guerres : échec de la formation de masse par les cours professionnels

Seul le secteur de la métallurgie s’est montré relativement favorable à la formation professionnelle des ouvriers en instaurant des cours professionnels et des écoles dans les grandes entreprises.
En revanche, hostilité ou indifférence du patronat des secteurs traditionnellement gros utilisateurs de main-d’œuvre non qualifiée comme le textile ainsi que du monde de l’artisanat qui ne comprend pas l’intérêt des enseignements théoriques et généraux et s’oppose au principe même de la validation de la formation par un examen et de sa certification par un diplôme (surtout s’il est à validité nationale).

20 ans après la loi Astier (en 1939) : sur les 1 500 000 jeunes de moins de 18 ans travaillant dans le commerce et l’industrie, 184 000 étaient inscrits dans des cours professionnels (soit 12 %). Mais moins de 40 000 candidats se présentèrent au CAP et 26 700 ont obtenu le diplôme. Mais parmi les candidats au CAP figurait une large part d’élèves des EPCI qui étaient beaucoup mieux préparés.

L’urgence des temps de guerre (septembre 1939-juin 1940)

Le décret-loi du 21 septembre 1939 organise la formation professionnelle en temps de guerre.
Ouverture de centres chargés de « la préparation accélérée de professionnels qualifiés [11] » pour les industries d’armement : une quarantaine de centres sont mis en place à titre provisoire.

Le ministère de l’Éducation nationale (donc la Direction de l’Enseignement technique) se voit confier la tâche de coordonner toute la politique de formation professionnelle avec priorité à l’industrie de guerre.
La circulaire du 11 décembre 1939 relative à la formation professionnelle du personnel qualifié dans des écoles-centre de formation est mise en œuvre.
Il y a création de centres de formation dans les écoles techniques de l’Éducation nationale, dans les écoles d’apprentissage de la SNCF, dans les manufactures nationales d’armement et dans certaines entreprises.

Après juillet 1940, le régime de Vichy leur donne une nouvelle orientation : accueillir, pour les contrôler, les jeunes sans travail.
Les centres de formation sont placés sous la tutelle du Secrétariat général à la Jeunesse auquel est rattaché un Commissariat au chômage des jeunes qui dispose d’un budget substantiel pour leur dispenser une « formation professionnelle et [une] éducation physique et morale [12] ». En réalité, l’encadrement idéologique – diffuser les valeurs de la Révolution nationale – l’emporte sur la formation.

Prise de contrôle des « centres » par la Direction de l’Enseignement technique

Avril 1941, le ministre de l’Éducation nationale Jérôme Carcopino confie la responsabilité des centres à la Direction de l’enseignement technique qui en perdra à nouveau la gestion en janvier 1942 mais en conservera le contrôle pédagogique jusqu’en 1944.

Entre 850 et 900 centres regroupant près de 60 000 jeunes seront ainsi organisés sous diverses appellations [13]. Dans les 125 centres annexés à des écoles techniques, est dispensée une véritable formation professionnelle au point que les publics des deux entités sont souvent confondus au sein des mêmes locaux pour suivre les mêmes cours.

Vichy ne marque pas une coupure radicale dans l’histoire de l’enseignement technique et de la formation professionnelle

L’État a le monopole de la délivrance des diplômes. La loi du 4 août 1942 puis celle, plus étendue, du 4 octobre 1943 stipule : «  les écoles publiques et privées d’enseignement technique, industriel et commercial, les écoles par correspondance, les cours professionnels, les sociétés, les syndicats et groupements professionnels, ne peuvent, soit à titre gratuit, soit à titre onéreux, délivrer aucun diplôme professionnel sanctionnant une préparation à l’exercice d’une profession industrielle, commerciale ou artisanale [14] ».
Validée à la Libération, cette loi franchit une étape décisive dans la régulation étatique de la formation professionnelle. Elle constituera désormais la référence sur laquelle vont se fonder toutes les créations de diplômes et toutes les restructurations du champ de la formation jusqu’aux dernières années du XXe siècle.

Les EPCI et écoles de métiers sont transformés en collèges techniques par la réforme du 15 août 1941 impulsée par Jérôme Carcopino (ministre de l’Éducation nationale du 24 février 1941 au 18 avril 1942).
Ardent défenseur des humanités classiques et vigilant gardien de l’élitisme du secondaire, Carcopino veut protéger les lycées de l’afflux des enfants des couches populaires. Pour y parvenir, il transforme les écoles primaires supérieures (EPS) en collèges modernes et les écoles pratiques et de métiers en collèges techniques (CT).
Ainsi désenclavées, les EPS se tournent désormais vers le baccalauréat. Une nouvelle classe terminale – « Philosophie-Sciences » [15]– adaptée à leur public est créée en mai 1942.

Les conséquences contradictoires sont pour les écoles techniques. La réforme confirme le glissement progressif des EPCI vers le sommet de la hiérarchie scolaire.
En revanche, elle ne les met pas réellement sur un pied d’égalité avec les collèges modernes dans la mesure où leur cursus ne débouche pas sur le baccalauréat.
Donc elle pérennise l’indépendance du Technique au détriment de son intégration dans le système éducatif. En cela elle est conforme à la stratégie constamment défendue par le directeur de l’Enseignement technique H. Luc, persuadé que l’autonomie était la condition première de la puissance du Technique et du respect de ses spécificités.

L’achèvement de la construction du dispositif à la Libération

Il y a un nouveau contexte politique et économique. A l’automne 1944, l’heure est à la reconstruction et au productivisme. Syndicats ouvriers et partis de gauche partagent alors avec les hauts fonctionnaires keynésiens la conviction que l’État a un rôle à jouer dans l’organisation de l’économie et dans les relations sociales. Politiquement, la rupture avec Vichy est symbolisée par l’accession d’un militant communiste à la direction de l’enseignement technique en la personne du physicien Paul Le Rolland, ancien directeur de l’Institut Polytechnique de l’Ouest entre 1934 et 1944.

Les centres de formation créés par Vichy sont définitivement rattachés à la direction de l’enseignement technique sous l’appellation générique de « centres d’apprentissage [16] » et définis comme des « foyers d’humanités techniques, intégrés dans l’ensemble du système éducatif de la nation [17] ».

La loi du 21 février 1949 transforme les centres d’apprentissage en écoles à part entière :

  • ils dispensent « l’enseignement technique, théorique et pratique d’une profession déterminée et un enseignement général comportant la formation physique, intellectuelle, morale, civique et sociale des jeunes gens complétée, pour les jeunes filles, par une formation ménagère [18] »,
  • ils forment la main-d’œuvre ouvrière et employée qualifiée,
  • ils préparent au CAP en trois ans.

Retour haut de la page

5-Le moteur du « quatrième ordre de l’université française »

Un réseau hiérarchisé d’établissements ajustés à la division du travail industriel

Il y a 1 163 écoles publiques d’enseignement technique et professionnel strictement hiérarchisées couvrant tous les niveaux repérés de qualifications :

  • 904 Centres d’apprentissage dédiés à la formation des ouvriers et employés qualifiés en 3 ans pour le CAP,
  • 203 Collèges techniques et 21 écoles de métiers pour former les professionnels hautement qualifiés et les cadres de proximité en 4 ans pour les brevets d’enseignement industriel (BEI), commercial (BEC), hôtelier (BEH) ou social (BES),
  • 28 Écoles nationales professionnelles (ENP) et établissements assimilés pour les techniciens en 5 ans pour le DEB et en 7 ans pour le brevet de technicien (BT) institué en février 1952,
  • 7 Écoles nationales d’Arts et Métiers (ENAM) assurent la formation des ingénieurs.

Un accroissement spectaculaire des effectifs

1945 : ENP + CT + écoles de métiers + CA = 175 000 élèves.
1959 : dépassent 400 000 soit + 130 % en 14 ans.
Les Centres d’apprentissage (CA) connurent d’emblée un vif succès : leurs effectifs passent de 80 200 élèves en 1945 à 203 000 en 1959, soit + 153 %.

Les centres d’apprentissage constituent alors la voie royale d’accès à l’élite ouvrière et sont un formidable outil de promotion sociale pour les enfants des milieux populaires.

Retour haut de la page

6-Chute et conversion de l’apprentissage artisanal au CAP

Causes de cette évolution du point de vue artisanal

  • le développement des centres d’apprentissage,
  • l’évolution des qualifications,
  • les divisions internes au monde artisanal,
  • l’obligation qui lui est faite de se moderniser pour survivre.

Le modèle de l’école s’impose après 1945 avec le soutien de fractions de plus en plus importantes du patronat, comme le plus adapté pour former la main-d’œuvre.

Les emplois ruraux sont de moins en moins assurés, il y a donc nécessité d’aller travailler en ville. La montée du salariat favorise le modèle de l’industrie contre celui de l’artisanat : promotion du CAP contre les formations artisanales qui sont délaissées par les propres enfants des artisans.

hétérogénéité de la catégorie « artisans »

Les cultures professionnelles, de métiers, ne sont pas les mêmes entre les six catégories officiellement recensées : les métiers de l’alimentation, du bâtiment, du bois, du fer et de la mécanique, du cuir et des textiles et une catégorie plus hybride où se trouvent notamment les coiffeurs mais aussi les horlogers, les tapissiers, etc.
Le CCCA du bâtiment collabore avec l’ET pour promouvoir le CAP.

Obligation de modernisation

La rentabilité des entreprises passe par une meilleure gestion et une organisation plus rationnelle, plus moderne du travail.

L’évolution des techniques appelle également une nouvelle conception de l’apprentissage, sans doute plus proche de celle qui est enseignée dans les écoles techniques que dans les vieux ateliers.

Retour haut de la page

7-Loi du 16 juillet 1971

Cf. Marie-Christine Combes, « La loi de 1971 sur l’apprentissage : une institutionnalisation de la formation professionnelle », Formation Emploi, n° 15, 1986, p. 18-32).

La loi de 1971 sur l’apprentissage fait partie d’un ensemble législatif sur la formation technologique, initiale et continue, comprenant quatre lois toutes du 16 juillet 1971 :

  • la loi n° 71 575 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’Éducation Permanente,
  • la loi n° 71 576 relative à l’apprentissage,
  • la loi n° 71 577 d’orientation sur l’enseignement technologique,
  • la loi n° 71 578 sur la participation des employeurs au financement des premières formations technologiques et professionnelles (taxe d’apprentissage).

L’objectif est d’organiser une formation professionnelle en dehors de l’Éducation nationale, notamment en ce qui concerne la formation permanente et l’apprentissage.

Statut de l’apprenti et contrat-type

La loi de 1971 fait disparaître le flou entre apprenti et non-apprenti qui subsistait dans la loi Astier. Elle impose le contrat-type pour la première fois depuis 1928 (la loi de 1928 imposait seulement un contrat écrit) et en réglemente les clauses. La loi du 12 juillet 1977 précise que « L’apprenti est un jeune travailleur en première formation professionnelle alternée, titulaire d’un contrat de travail d’un type particulier. Il bénéficie des dispositions applicables à l’ensemble des salariés dans la mesure où elles ne sont pas contraires à celles qui sont liées à sa situation de jeune en première formation ».

Coût et financement de l’apprentissage

La loi Astier ne prévoyait aucun financement. Il fallut attendre la loi de finances du 13 juillet 1925 pour l’instauration de la taxe d’apprentissage. C’est en 1977 qu’est mis en place le système de prise en charge par l’État des charges sociales incombant aux entreprises du fait des apprentis : « une partie du salaire versé aux apprentis est admise, sans limitation, en exonération de la taxe d’apprentissage lorsque les employeurs sont redevables de cette taxe. Cette partie de salaire ne donne lieu à aucune charge sociale d’origine légale et conventionnelle, ni à aucune charge fiscale ou parafiscale » (Code du travail, article L.118.1).
Cette prise en charge par la collectivité du coût de l’apprentissage, est un transfert historique à la sphère publique de l’ancien « prix de l’apprentissage » payé autrefois au patron par les parents de l’apprenti.

Rôle du patronat dans la gestion de l’apprentissage

La loi de 1971 introduit une gestion souple des CFA par les organisations patronales : « Il y a lieu de favoriser les regroupements interprofessionnels qui pourraient se constituer en groupant par exemple, au sein de l’association gestionnaire d’un centre, des établissements publics (chambres de commerce, de métiers, d’agriculture) ainsi que des syndicats patronaux et ouvriers ou encore, pour les métiers relevant d’une même profession, les organismes représentatifs des entreprises artisanales et ceux qui représentent les autres entreprises. De tels regroupements éviteraient les concurrences inutiles. Il n’est pas question de les imposer, mais de les encourager » (Exposé des motifs de la loi).

La loi investit les Chambres de métiers, les CCI, les Chambres d’agriculture de fonctions administratives importantes car elles peuvent désormais organiser des services pour :

  • placer les jeunes en apprentissage,
  • préparer les dossiers d’agrément et les contrats d’apprentissage,
  • transmettre ces dossiers au Comité départemental de la formation professionnelle, de la promotion sociale et de l’emploi,
  • élaborer des statistiques sur l’apprentissage,
  • réaliser des enquêtes sur le devenir professionnel des apprentis,
  • contribuer au fonctionnement des services sociaux en faveur des apprentis.

Ces dispositions constituent pour les entreprises :

  • des gains matériels (aménagements fiscaux),
  • une meilleure qualité de la formation,
  • un gain symbolique important car l’apprentissage souffre moins du discrédit général et car le coût de la reconnaissance sociale de ce mode de formation est désormais supporté par l’État et la collectivité et non par chaque entreprise.

Mais ceci n’est possible qu’à condition que l’apprentissage devienne un mode de formation garanti, labellisé par l’État et donc, pour cela, s’aligne sur les formes générales de l’enseignement.

L’alignement sur la forme scolaire

La loi de 1971 stabilise une conception de l’apprentissage fondée sur l’alternance et l’équivalence avec les autres voies du Technique.
Il ne s’agit plus de donner un complément de formation aux apprentis ainsi que le prévoyait la loi Astier mais bien de faire de l’alternance entre l’entreprise et le centre de formation un dispositif cohérent.
L’apprentissage est désormais posé comme une des voies de l’enseignement technique de même valeur que les autres.
Ce principe se retrouve dans la loi de 1971 d’orientation sur l’enseignement technologique qui y définit la place de l’apprentissage comme étant équivalente à celle de l’enseignement à temps plein :

  • Article 7 : « Les établissements ou sections d’enseignement technologique dispensant une formation à temps plein ont aussi la responsabilité d’assurer, en liaison avec les milieux professionnels, l’apprentissage selon les termes de la loi no 71 576 du 16 juillet 1971 ».
  • Article 8 : « Les titres ou diplômes de l’enseignement technologique sont acquis par les voies scolaires et universitaires, par l’apprentissage ou la formation professionnelle continue. La pédagogie et le contrôle des aptitudes et de l’acquisition des connaissances pourront différer selon les caractéristiques spécifiques de chacune de ces voies ».

Le CAP se substitue définitivement à l’EFAA, l’enseignement général monte en puissance.

Le contrôle de l’apprentissage : unification des services et des missions

Avant 1971, les inspecteurs du travail contrôlaient la formation professionnelle et la fréquentation des cours mais pas le contenu de ces cours. Les inspecteurs de l’ET contrôlaient les cours.
Depuis 1952 : service d’inspection propre aux Chambres des métiers pour inspecter les entreprises artisanales.

Après 1971, apparaît n corps d’inspecteurs de l’apprentissage chargés d’un contrôle global (administratif, pédagogique, financier) dans les entreprises et dans les CFA.
Les inspecteurs du travail veillent à l’application des lois du travail et des lois sociales.

Retour haut de la page

Plan détaillé de l’intervention de Daniel Vatant

1-Principales évolutions législatives après les lois de 1971

Quelques jalons depuis 40 ans sur l’apprentissage à proprement parler (je n’entrerai pas ici dans les événements qui ont concerné simultanément le système public, notamment du côté des CET, devenus au fil du temps LEP puis lycées professionnels, ou encore du côté des collèges. Même s’il ne serait pas sans intérêt de le faire (mais dans le cadre d’un propos nécessairement plus long), je n’évoquerai pas par exemple l’apparition des CPA, des CPPN, des 4ème et 3èmes dites « technos », des séquences éducatives en entreprise etc. Mais constatons toutefois que toutes ces nouveautés tiraient la formation vers l’entreprise.
J’ai retenu 11 jalons, 11 « stations ». Ce ne sera donc pas tout à fait un chemin de croix. Et à l’issue de cet exercice, je tenterai de dégager quelques tendances sur l’ensemble de la période.

1er jalon : 1979

Il est d’ordre financier : dans un but de développement de l’apprentissage jugé insuffisant, l’État prend à sa charge l’essentiel des cotisations sociales salariales et patronales. C’est un principe qui n’a jamais été remis en cause depuis. Bien au contraire, d’autres aides financières (nombreuses) seront instaurées par la suite, pour arriver aujourd’hui à un ensemble d’aides d’une complexité de haut niveau (je pourrai les détailler si vous le souhaitez).

2ème jalon : 1983

La loi de décentralisation attribue aux Régions des compétences relativement étendues en matière d’apprentissage et de formation professionnelle. Les Régions s’y intéressent donc de plus près et commencent à y consacrer des moyens financiers.
Les Régions ont compétence sur l’apprentissage, sur la carte des formations dispensées dans ce cadre (il en est de même aujourd’hui pour les lycées professionnels).

Divers ajustements de ce processus de décentralisation ont opéré depuis lors, toujours dans le sens d’une augmentation des prérogatives des régions.
Aujourd’hui, aucun CFA ne peut se créer sans convention de création signée avec la Région. Lesquelles Régions ont dans le même temps un rôle très central sur le financement des CFA via la fraction de la taxe d’apprentissage qui leur est légalement affectée (je reviendrai plus loin sur ce point).

3ème jalon : 1984

Jalon qui ne concerne pas très directement l’apprentissage mais que je souhaite toutefois mentionner car il n’est pas mineur.
En 1984, parmi d’autres dispositions, la loi dite « Rigout » crée le contrat de qualification (rebaptisé « de professionnalisation » depuis 2004), reprenant ainsi un ANI de l’année précédente.
Contrat en alternance voulu par les partenaires sociaux et dont on pouvait penser qu’il mordrait sur le champ de l’apprentissage dans la mesure où il s’adressait initialement aux jeunes sans qualification.

Difficile de le dire… Mais comme on le verra plus loin, ce contrat « vit bien » : 180 000 entrées annuelles environ.

4ème jalon, très fondamental : 1987

La loi dite « Séguin » ouvre l’apprentissage à tous les niveaux de formation. C’est un changement fondamental : la voie de l’apprentissage est ainsi consacrée comme une voie complète et à part entière pour la formation professionnelle des jeunes. Cela permet notamment l’accès par l’apprentissage au bac professionnel créé 2 ans plus tôt, mais aussi à des diplômes de niveaux supérieurs, jusqu’aux diplômes d’ingénieurs.

On verra tout à l’heure que si les effets de cette loi n’ont pas été immédiatement très sensibles, on en mesure aujourd’hui tout l’impact.

5ème jalon : 1992

L’élargissement de l’apprentissage se poursuit sous une autre forme : en 1992, une loi Aubry ouvre l’apprentissage à la Fonction publique de manière expérimentale (expérimentation qui a d’ailleurs duré 25 ans…). Cela part principalement du constat que de très nombreux métiers s’exercent dans les collectivités territoriales, en particulier les communes. Cela aura peu d’effets, même si on constate un frémissement aujourd’hui.

J’y reviendrai aussi. Autre aspect de cette loi qui a son importance : ce n’est plus le maître d’apprentissage qui doit être agréé, mais l’entreprise qui l’emploie.

6ème jalon : 1993

La loi quinquennale, dite loi Giraud, donne la possibilité d’ouvrir des sections d’apprentissage dans tous les types d’établissements scolaires. Ceci étant, l’apprentissage existait déjà auparavant dans un certain nombre de lycées professionnels. J’évoquerai peu plus loin la place de l’Éducation nationale dans l’apprentissage). La loi quinquennale institue par ailleurs les PRDF (plans régionaux de développement des formations professionnelles des jeunes) et au passage, renforce une fois encore les aides aux entreprises employeuses d’apprentis.

7ème jalon : 2002

Sur le registre de la formation professionnelle au sens large, la loi de janvier 2002, dite de « modernisation sociale », est surtout connue pour avoir instauré la VAE (et le congé qui y est associé), dix ans après la création de la VAP. (VAE d’ailleurs malmenée par la loi dite « Travail » d’août 2016 mais ne nous égarons pas…).

Cette loi crée simultanément le RNCP, répertoire national des certifications professionnelles, qui enregistre diplômes, titres (appelés auparavant titres homologués), et CQP quand les branches qui les ont créées le demandent (au total aujourd’hui : environ 12 000 certifications professionnelles, dont près des ¾ relèvent du seul enseignement supérieur…).

Incidence sur l’apprentissage : du fait de la disparition de la notion d’homologation au profit d’une procédure d’enregistrement dans le RNCP, la finalité de l’apprentissage est redéfinie ainsi dans le code du travail : « l’obtention d’une qualification professionnelle sanctionnée par un diplôme ou un titre à finalité professionnelle enregistré au RNCP ». Définition toujours en vigueur aujourd’hui.

La loi de 2002 améliore aussi la situation des apprentis notamment en ce qui concerne la durée et les conditions de travail en particulier en matière de sécurité.
Et enfin, si l’on s’en tient à l’essentiel, elle réorganise le financement des CFA avec 2 objectifs principaux : leur assurer un minimum de ressources (objectif atteint) et réduire les écarts de ressources entre eux (objectif non atteint). Est associée à ces principes une réduction du nombre des organismes collecteurs de la taxe d’apprentissage (sujet rébarbatif que je vous infligerai toutefois un peu ultérieurement car il est majeur).

8ème jalon : 2004

Loi relative aux responsabilités locales : je la mentionne car c’est l’un des exemples qui illustrent l’élargissement des compétences des Régions que j’évoquais précédemment. Cette loi transfère en effet aux Régions la responsabilité du versement de l’indemnité aux employeurs d’apprentis (appelée alors ICF, indemnité compensatrice forfaitaire). Les Régions ont le loisir d’en fixer le montant et les conditions d’attribution. Résultat : des inégalités territoriales parfois importantes.

Sur ce registre financier, signalons aussi quelques dispositions prises en loi de finances, en particulier :

  • l’instauration en 2005 de la CDA (contribution au développement de l’apprentissage) à hauteur de 0,18 % de la masse salariale, venant s’ajouter à la taxe d’apprentissage elle-même (0,5 %) ;
  • l’instauration en 2009 de la CSA (contribution supplémentaire à l’apprentissage), système de bonus / malus pour les entreprises de 250 salariés et plus en fonction du taux de jeunes en alternance dans leur effectif) : système aux effets parfois pervers… (donner l’exemple FEP).

9ème jalon : 2011

La loi « Cherpion » instaure des dispositions de diverses natures. Retenons principalement :

  • la suppression du contrôle par les DIRECCTE de la validité des contrats d’apprentissage, mission désormais confiée aux structures qui les enregistrent, à savoir les chambres consulaires ;
  • la possibilité pour les entreprises de travail temporaire de signer des contrats d’apprentissage ;
  • la suppression de la période d’essai quand l’employeur embauche son apprenti à l’issue de son contrat ;
  • et aussi, disposition conflictuelle s’il en est : la possibilité, pour les jeunes nés en fin d’année, de conclure un contrat d’apprentissage s’ils atteignent 15 ans au cours de l’année civile (principe contraire à une directive européenne de 1995).

10ème jalon : 2014

La loi « Sapin » comporte un chapitre intitulé « Apprentissage et autres mesures en faveur de l’emploi ». Formulation très significative sur laquelle je reviendrai.
Principales dispositions de cette loi :

  • possibilité de conclure un contrat d’apprentissage en CDI, sans impact pendant la durée de la formation sur les conditions habituelles du contrat d’apprentissage (disposition issue d’un épisode rocambolesque dont je pourrai vous parler si on a le temps) ;
  • interdiction de créer de nouveaux CFA nationaux (2 à l’époque, un seul aujourd’hui) ;
  • diverses déclarations de principe relatives aux missions des CFA (promotion de la mixité, drapeaux français et européen sur la façade…) et obligation des CFA d’assister les postulants à l’apprentissage dans la recherche d’une entreprise ;
  • engagement d’un travail national pour déterminer un mode de calcul des coûts par apprenti.

Mais dans cette loi « Sapin », l’essentiel concerne la taxe d’apprentissage avec :

  • une nouvelle répartition de cette taxe (associée par ailleurs, en loi de finances, à la fusion de la taxe avec la CDA (donc taxe aujourd’hui à 0,68 % de la masse salariale) ;
  • un remaniement de la définition des types d’établissements autres que les CFA habilités à percevoir de la taxe (bonjour le lobbying !!!) ;
  • une réforme du réseau des collecteurs de la taxe (OCTA) avec réduction de leur nombre de 140 à 45 (un OCTA unique interconsulaire par région et rôle de collecte national confié aux seuls OPCA).

11ème jalon : 2016

Le sujet formation professionnelle est évidemment marginal dans la loi « El Khomri » d’août 2016. Il est donc passé un peu inaperçu. Retenons tout de même deux éléments :

  • le principe d’une enquête nationale annuelle sur les taux d’insertion dans l’emploi des apprentis et des lycéens professionnels. Une logique de palmarès plutôt néfaste…
  • La possibilité de dispenser tout ou partie des enseignements à distance. J’ai bien dit « tout ou partie » !
  • La possibilité à titre expérimental jusque fin 2019, dans les régions volontaires, de conclure des contrats d’apprentissage jusqu’à l’âge de 30 ans : cela concerne 9 régions, et on peut dire que l’égalité républicaine est ainsi malmenée.

Voilà les 11 jalons essentiels à mon sens.
J’ajoute aussi, juste pour mémoire, un dernier petit jalon daté de 2015 :
Les assouplissements, par voie réglementaire cette fois, des règles relatives à la sécurité au travail des apprentis mineurs. Vieille revendication patronale, présentée parfois, n’ayons peur de rien, comme le principal frein au développement de l’apprentissage !

Comment peut-on résumer toute cette période ? Quelles ont été les grandes tendances ?

Le jalon le plus important depuis 40 ans me semble être l’ouverture à tous les niveaux de formation, qui a des effets très tangibles aujourd’hui.
Mais à part cela, ce qui est assez frappant, c’est qu’il y a pourrait-on dire « peu de choses sur le sens des choses ». Sur le sens de l’apprentissage et la manière dont il se met en œuvre. Par exemple sur le rôle forcément central, sur le papier, des maîtres d’apprentissage. Des principes légaux et réglementaires existent à cet égard mais on ne trouve pas grand monde pour s’inquiéter de savoir s’ils sont bien mis en œuvre.

Non, ce qui domine incontestablement, ce sont des évolutions destinées à augmenter le nombre d’apprentis sans grand discernement, en ouvrant l’apprentissage tous azimuts et en créant et recréant toujours des incitations financières destinées à atteindre des objectifs chiffrés.
Alors regardons un instant les chiffres : les chiffres globaux, et surtout les évolutions à l’intérieur de ces chiffres globaux.

Retour haut de la page

2-Évolutions quantitatives

Évolution du « stock »

Au début des années 60, on comptait 350 000 apprentis, mais en 1970-1971, on n’en comptait plus que 232 000.
Après une baisse au milieu des années 70, on constatait à peu de choses près ce même niveau en 1980-1981 : 223 000.
10 ans plus tard, en 1990-1991, pas de progression et même une sensible régression à 206 000, moins qu’au début des années 70.
On connait ensuite une phase de progression modeste mais régulière, pour atteindre 400 000 en 2005 et 440 000 en 2008.
Depuis lors, en dépit de quelques fluctuations mineures en plus ou en moins, le nombre d’apprentis s’est stabilisé autour de 400 000.

Divers phénomènes expliquent les évolutions, pas du tout spectaculaires cependant, depuis une dizaine d’années : la conjoncture économique bien sûr, particulièrement celle de l’artisanat et des métiers traditionnels de l’apprentissage, mais aussi, dans une moindre mesure, les perpétuels changements du régime des aides aux employeurs d’apprentis.

Secteurs d’activité dominants

L’industrie « pèse » 22 % des contrats (dont ¼ sur des métiers tertiaires).
La construction : 16 %.
Les services : 58 % (dont restauration, réparation automobile, coiffure et autres métiers traditionnels du petit commerce).
Le reste : l’agriculture (4 %).

Un taux de rupture qui reste élevé

Le taux de rupture des contrats reste depuis bien des années assez élevé, aux alentours de 25 %, la palme revenant sur ce registre à l’hôtellerie-restauration (50 %).
Et signalons aussi que plus le niveau de formation est élevé, plus le taux de rupture est faible.

Poids de l’apprentissage dans la formation professionnelle initiale

Sur ces aspects purement quantitatifs, il convient de regarder le poids relatif de l’apprentissage dans l’ensemble du système de formation professionnelle des jeunes du niveau V au niveau III.

V : CAP / BEP
Appr : 160 000 / LP : 115 000
IV : bac pro
Appr (dont BP) : 105 000 / LP : 540 000
III BTS :
Appr : 58 000 / scolaire : 255 000
III : DUT
Appr : 13 000 / IUT Fi : 116 000

Total :
Appr : 336 000 / Statut scolaire : 1 026 000, soit 75 %

Cela pour mettre en évidence le fait que lorsque l’on procède à des comparaisons chiffrées avec d’autres pays, c’est bien l’ensemble qu’il convient d’observer et non le seul apprentissage.
A quoi on pourrait aussi ajouter, même si on est là hors champ de la formation initiale, les jeunes de moins de 26 ans en contrat de professionnalisation, aujourd’hui près de 200 000 dont environ 60 % visent un diplôme ou un titre enregistré au RNCP.

Retour haut de la page

3-Évolutions qualitatives

Regardons les évolutions en termes de niveaux de formation visés depuis 20 ans

Diplômes visés

Niveau V visé : 79 % en 1995, 59 % en 2005, 40 % en 2015
Niveau IV visé : 14 % en 1995, 22 % en 2005, 26 % en 2015
Niveau III visé : 5 % en 1995, 12 % en 2005, 17 % en 2015
Niveaux II et I visés : 2 % en 1995, 7 % en 2005, 17 % en 2015

Ainsi, aujourd’hui, 34 % des apprentis visent un diplôme de niveau post bac contre 7 % il y a 20 ans. Cette évolution est continue et ne semble pas vouloir le moins du monde s’inverser.

Niveaux à l’entrée en contrat

Conséquence logique : le niveau de formation des apprentis à leur entrée en contrat augmente :

  • Sans diplôme : 50 % en 1995, 42 % en 2005, 32 % en 2015 ;
  • Diplômes de niveaux III à I : 3 % en 1995, 9 % en 2005, 20 % en 2015.

C’est pourquoi l’on peut dire que l’apprentissage s’éloigne de ses racines : destiné originellement à former des ouvriers qualifiés, il file à grande vitesse vers un système qui en forme de moins en moins. Je crois qu’il n’est pas concevable de ne pas s’interroger sur cette tendance. Notamment sur l’appétit parfois féroce des universités et grandes écoles dont certaines ont pour principale voire unique motivation de capter la ressource taxe d’apprentissage.

Tailles des entreprises employeuses

Entreprises de moins de 10 salariés : 56 % des entrées en apprentissage aujourd’hui contre 62 % en 2005 et 73 % en 1995.
En nombre d’apprentis, l’évolution n’est pas pour autant négative : 130 000 en 1995, 163 000 en 2005 et 152 000 aujourd’hui.

On voit donc qu’en dépit des fluctuations et difficultés, les petites entreprises, principalement artisanales, restent un pilier de l’apprentissage.
A l’inverse, on voit aussi que les entreprises de 250 salariés et plus recourent davantage à l’apprentissage, ceci étant fortement lié à l’ouverture à l’enseignement supérieur : elles embauchaient 5 % des apprentis en 1995, 9 % en 2005 et 18 % aujourd’hui. Entre les deux : Entreprises de 11 à 49 salariés : 18 %
Entreprises de 50 à 259 salariés : 8 % seulement.

Retour haut de la page

4-Le positionnement des acteurs

L’État

En substance, l’État affiche depuis pas mal d’années maintenant des objectifs chiffrés de manière incantatoire.
Vous vous souvenez peut-être de Nicolas Sarkozy affichant au début des années 2010 l’objectif de 800 000 (soit un doublement) puis un objectif de 1 million à peine 15 jours plus tard.

Tout en n’échappant pas lui non plus à la maladie de l’objectif chiffré, le gouvernement actuel a été plus modeste : objectif de 500 000 annoncé fin 2012 pour la fin du quinquennat (430 000 apprentis à l’époque) mais qui ne sera pas atteint c’est le moins que l’on puisse dire puisqu’il y aura eu au total une régression de l’ordre de 25 000.

Peu de choses échappent d’ailleurs aux objectifs chiffrés : dès qu’une nouvelle mesure est en place, on lui associe un objectif chiffré… sans jamais demander l’avis de ceux qui feront le chiffre, à savoir les employeurs dans le cas de l’apprentissage.
Alors tout est bon pour tenter d’augmenter le nombre, mais globalement, sans discernement.

J’ai déjà donné des exemples dans la période récente :

  • au-delà des exonérations de charges sociales déjà anciennes comme on l’a vu, aides à l’embauche toujours plus nombreuses à tel point qu’aujourd’hui, l’embauche d’un apprenti mineur peut générer au total un montant d’aides supérieur au coût réel de l’apprenti… qui pourtant contribue à la production (ce qui étonne beaucoup les allemands… et les suisses) ;
  • crédit d’impôt pour les entreprises qui atteignent ou dépassent un taux de 5 % « d’alternants » ;
  • apprentissage jusqu’à 30 ans ;
  • assouplissement des conditions d’emploi des apprentis mineurs ;
  • apprentissage à distance.
  • J’ajoute l’ouverture à l’apprentissage aux forceps des titres professionnels du ministère du travail ;
  • les injonctions pour développer l’apprentissage dans la Fonction publique et dans l’EN ;
  • et aide en 2017 (335 €) aux apprentis de moins de 21 ans tout récemment décidée.

Et dans le même temps, désengagement progressif de l’Etat au profit des Régions.

<4>Les Régions

Toujours plus gourmandes.
Veulent une maîtrise toujours plus complète du système, notamment sur le plan financier, avec par exemple un souhait de collecter elles-mêmes la taxe d’apprentissage.
Pratiquant aussi l’escalade en matière d’aides aux employeurs (prime au-delà de 1 000 € et, tout récemment par exemple, l’aide aux employeurs embauchant un apprenti à l’issue de son CDI en région PACA).
Affichant elles aussi bien souvent des objectifs chiffrés.
Et j’insiste sur le fait que sur ce registre, bien malin qui peut voir des différences significatives selon la couleur de la majorité régionale.

Les organisations d’employeurs

Sont quant à elles hostiles au pouvoir grandissant des Régions. C’est le cas à la fois du MEDEF, de la CPME et de l’U2P.
Toutes trois, par ailleurs, plébiscitent l’apprentissage comme seule voie d’excellence et pourfendent bien souvent les lycées professionnels, ce qui d’ailleurs n’est pas forcément le cas de bon nombre d’entreprises et même de certaines organisations professionnelles qu’elles sont censées représenter. Le point de vue du monde patronal est très variable selon les branches.
Autre constante : la revendication que les branches professionnelles définissent les diplômes et leurs contenus (ignorant au passage leur rôle dans les CPC).

Les syndicats de salariés

Au plan interprofessionnel, ils ne se préoccupent pas beaucoup de l’apprentissage. Sans doute, notamment, parce que l’ANI formation renvoie totalement le sujet apprentissage aux branches.

Du côté des enseignants, la FSU insiste pour sa part sur les discriminations à l’embauche d’apprentis et sur le fait que dans ces conditions, les comparaisons CFA / lycées professionnels en matière de performance sont forcément faussées, les employeurs choisissant leurs apprentis et les lycées professionnels ne choisissant pas leurs élèves. Pas faux.

Des CFA aux pratiques relativement variées

Au sujet des CFA, je ne m’aventurerai pas sur le registre pédagogique mais simplement sur leur rôle vis-à-vis du recrutement des apprentis, en fonction des métiers sur lesquels ils forment. Certains CFA, formant sur des métiers très demandés (comme aujourd’hui la cuisine ou la coiffure), pré-inscrivent dans un premier temps les candidats à l’apprentissage, puis les laissent se débrouiller seuls pour trouver un employeur…

D’autres à l’inverse, formant sur des métiers « en tension » (bâtiment, métallurgie, certains métiers de bouche), recherchent non pas des employeurs mais des jeunes et servent quasiment de bureau de recrutement pour les entreprises concernées.

Des aspects financiers très présents

Quoi qu’il en soit, tout le monde parle d’argent. Les CFA qui se plaignent, souvent à juste titre, des incohérences des niveaux de coût par apprenti qu’ils négocient directement avec les Régions.

Les Régions qui voudraient capter toute la taxe d’apprentissage et pas seulement 51 % de cette taxe (on voit la répartition si ça vous intéresse), avec l’hypothèse d’une collecte de la taxe par l’URSSAF qui leur serait intégralement reversée.

Les organisations patronales qui souhaitent à l’inverse que l’essentiel de la taxe d’apprentissage soit collectée par les organismes collecteurs de branche et que cette taxe ne finance que l’apprentissage.

Les syndicats de salariés qui, à l’inverse et presque à l’unisson, souhaitent que les formations professionnelles sous statut scolaire ne soient pas écartées du bénéfice potentiel de la taxe d’apprentissage.

Les chambres consulaires, principalement les CCI, qui considèrent de leur côté que seuls leurs propres collecteurs de taxe devraient exister (précisions sur OCTA si vous voulez) et qui, comme le MEDEF, revendiquent aujourd’hui que les crédits des contrats aidés soient réorientés vers l’apprentissage.

Et puisque c’est la saison, regardons un instant ce que disent les principaux candidats à l’élection présidentielle à propos de l’apprentissage(par ordre alphabétique).

F. Fillon

Développer massivement l’apprentissage (1 million d’apprentis).
Généraliser l’apprentissage dans l’enseignement professionnel.
Placer les lycées professionnels sous l’autorité des régions et des branches.
Réorientation des crédits des emplois aidés vers l’apprentissage.

B. Hamon

Développer l’apprentissage public en comptabilisant les apprentis dans les effectifs des EPLE.
Promouvoir des parcours mixtes apprentissage / voie scolaire.

M. Le Pen

Autoriser l’apprentissage à 14 ans.
Développer massivement l’alternance et atteindre 600 000 apprentis.
Développer des lycées professionnels et technologiques de la seconde chance pour les élèves sortis sans diplôme.

E. Macron

Renforcer le recours aux contrats d’apprentissage et de professionnalisation et faire converger ces deux contrats.
Développer l’alternance dans les lycées professionnels.
Impliquer pleinement les branches dans la définition des programmes et l’organisation des formations.

J.L. Mélenchon

Maintenir la tutelle de l’EN sur la voie scolaire professionnelle et développer cette voie.
Supprimer les aides aux employeurs d’apprentis.
Revenir au bac professionnel en 4 ans.
Flécher une part plus importante de la taxe d’apprentissage vers les établissements publics.

Je mentionne un événement récent (22 mars) :
Lorsque l’on connaît grosso modo les positionnements idéologiques respectifs de Terra Nova (proche PS) et de l’Institut Montaigne (d’inspiration libérale) on pourrait s’étonner qu’ils aient produit une note commune sur l’apprentissage. Qui dit notamment que l’apprentissage doit être développé et que pour des raisons financières, c’est principalement dans les lycées professionnels que cela doit se faire. Et qui propose que l’intégralité de la taxe d’apprentissage soit affectée au seul apprentissage.

Au vu des positionnements des uns et des autres et des programmes des candidats à l’élection présidentielle, l’étonnement s’estompe…
J’ajoute les propos de Louis Gallois le 24 mars en clôture de la semaine de l’industrie à Bercy : « il faut sortir l’apprentissage du giron de l’État et des régions pour le confier aux entreprises et aux branches ».

Retour haut de la page

5-Quel sens pour l’apprentissage ?

La sempiternelle fascination pour le modèle allemand

Il est particulièrement fréquent que les propos disant qu’il faut développer l’apprentissage glorifient le modèle allemand, dit « dual ». Mais aussi de plus en plus du modèle suisse (F. Poivey).
Je mentionne d’ailleurs que l’Allemagne est de plus en plus interrogative sur son système (on pourra en parler si vous voulez) mais mon propos ne porte pas là-dessus. Il porte sur la manière dont certains en parlent.

On entend en substance : il y a en Allemagne 3 fois plus d’apprentis qu’en France et le taux de chômage des jeunes est 3 fois plus élevé en France qu’en Allemagne. CQFD !
C’est « oublier » cette évidence : ce n’est pas l’apprentissage qui crée de l’emploi mais très exactement l’inverse. C’est l’emploi, l’activité, le carnet de commandes qui créent de l’apprentissage…

Ce propos s’entend de bien des horizons : celui des organisations patronales, mais aussi celui de l’État (et des régions).
On comprend bien pour ce qui concerne les organisations patronales : puisqu’on veut privilégier l’apprentissage, prenons l’exemple de l’Allemagne, pays dit en bonne santé économique etc. On est là typiquement dans du slogan avec une instrumentalisation de l’exemple allemand, quitte à tordre la réalité.

De la part de L’État, on pourrait s’attendre à autre chose

Certes, l’État est soucieux des chiffres du chômage et dès lors qu’un jeune demandeur d’emploi devient apprenti, il sort des statistiques. C’est sans doute pour cela que dans la loi Sapin, les dispositions relatives à l’apprentissage trouvent leur place dans un chapitre intitulé : « apprentissage et autres mesures en faveur de l’emploi ».

L’apprentissage est donc considéré comme une « mesure pour l’emploi », à l’instar par exemple des contrats aidés. Dès lors qu’on le considère ainsi, tout est fait pour le développer quantitativement, sans se préoccuper d’autre chose que du nombre global. Et sans se préoccuper non plus de la qualité de l’apprentissage puisqu’on le bascule de la case dispositif de formation à la case mesure pour l’emploi.
On peut s’inquiéter à juste titre de cette manière de voir les choses, qui de plus présente l’alternance comme une sorte de potion magique par principe bien supérieure à toute autre forme d’organisation de la formation professionnelle.

On parle de pédagogie de l’alternance alors que l’on devrait parler de pédagogie non pas DE l’alternance, mais DANS LE CADRE DE l’alternance. Car l’alternance n’est qu’un mode d’organisation et non une pédagogie. La pédagogie ne peut être que celle de la transmission. Et pour cela, il n’y a pas a priori de modèle d’organisation meilleur qu’un autre.

Retour haut de la page

L’apprentissage ou…les apprentissages ?

Guy BRUCY nous a communiqué par ailleurs au lendemain de sa prestation un texte qu’il a produit en 2011 et qui résume parfaitement notre réflexion et que nous reproduisons avec son accord.

Résumé : L’emploi au singulier du mot « apprentissage » masque des conceptions et des pratiques dont l’hétérogénéité, au cours du XXe siècle, justifie l’utilisation du pluriel. Qu’il s’agisse de déterminer les lieux les mieux appropriés à la transmission des savoirs, de cerner les catégories sociales auxquelles ils sont destinés ou d’en définir les finalités, les débats reflètent en réalité des enjeux fondamentaux de l’histoire économique, sociale et politique de la société française. Ils portent sur les modes de production – celui de l’artisanat traditionnel et celui des grandes entreprises – et sur le statut des ouvriers : simples producteurs ou citoyens à part entière ? Des compromis progressivement élaborés, résulte une grande variété des modes de transmissions des savoirs d’action, depuis le modèle en vigueur dans le monde de l’artisanat jusqu’à celui de l’apprentissage à temps plein dans un établissement d’enseignement technique en passant par les écoles installées dans l’enceinte des grandes usines.

Mot-clés : apprentissage, enseignement technique, formation professionnelle.

Retour haut de la page

Introduction

« Même les bac + 5 se mettent à l’apprentissage. Course à l’entreprise pour trouver une formation en alternance », ce titre en première page d’un grand quotidien [19] français résume à lui seul la vision de l’apprentissage qui s’est imposée en ce début du XXIe siècle : celle d’une voie privilégiée offerte à tous les jeunes, « du CAP au Master » [20], pour accéder à l’emploi par les vertus proclamées de l’alternance entre l’école et l’entreprise. L’apprentissage ainsi conçu n’a pourtant rien d’une évidence. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler qu’entre 1945 et 1959 les établissements publics d’enseignement dédiés à la formation des ouvriers et employés qualifiés, étaient appelés « centres d’apprentissage » alors qu’ils représentaient la forme scolaire antinomique de l’apprentissage « artisanal et familial » défini par la loi Walter-Paulin du 10 mars 1937.

Longtemps les grandes entreprises ont disposé de leurs propres écoles d’apprentissage où se pratiquait une alternance entre salles de classe et ateliers, tandis qu’un « apprentissage sur le tas » s’effectuait dans l’artisanat. C’est dire que, pendant un siècle, le mot a désigné des pratiques et des organisations très différentes. Il mérite donc d’être interrogé.

Si la définition de l’apprentissage comme « action d’apprendre un métier » n’a jamais véritablement posé problème, en revanche la question du lieu où il doit s’effectuer et des publics auxquels il s’adresse n’a pas été tranchée facilement car elle reflétait des contradictions entre des modes de production très différents, lesquels déterminaient des conceptions divergentes de la manière de transmettre les savoirs d’action. Ce sera l’objet de la première partie de cette contribution.

Une autre contradiction, plus politique, portait sur les finalités de la formation des ouvriers et des employés : devait-elle se limiter à la seule transmission des savoirs pratiques ou viser plus largement celle de valeurs culturelles et citoyennes ? La deuxième partie montrera qu’elle sera résolue par une solution de compromis reposant sur un partage des rôles entre l’école et l’entreprise.

Enfin, la dernière partie examinera successivement les modèles d’apprentissage mis en place dans deux univers très différents : celui des grandes unités de production reposant sur le principe d’une école intégrée à l’entreprise ; celui en vigueur dans l’artisanat, que les réticences des employeurs à l’égard des cours professionnels et les effets de la politique de la direction de l’Enseignement technique vont condamner à l’échec.

Retour haut de la page

L’apprentissage et ses enjeux au début du XXe siècle

À la fin du XIXe siècle, au moment où les débats sur l’apprentissage atteignent leur paroxysme, le terme lui-même recouvre des pratiques et des publics très différents. Cependant, la question centrale porte sur les lieux les mieux appropriés à la transmission des savoirs de métier : écoles professionnelles ou ateliers ? En réalité, ces débats reflètent la lutte qui oppose deux modes de production : celui de l’artisanat traditionnel et celui des grandes entreprises nées de la seconde révolution industrielle.

Un mot, des définitions, des publics socialement différenciés

En 1881, le tome premier du Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’Industrie et des Arts industriels définit l’apprentissage comme « l’enseignement donné par un maître ou toute autre personne » à un jeune qui « s’adonne à l’étude d’une profession manuelle ». Il est considéré comme « l’un des actes les plus importants, sinon le plus important, des “gens de métier” [21] ». Le tome IV du même ouvrage, publié en 1884, explique que les écoles d’apprentissage et les écoles professionnelles sont destinées à « produire des ouvriers de toutes les classes, depuis l’ouvrier proprement dit jusqu’au contremaître déjà pourvu d’une somme assez grande de connaissances [22] ». Puis, convenant qu’il n’existe pas de « ligne de démarcation absolue » entre les deux catégories d’établissements, il propose de les référer aux deux grands groupes qui, selon lui, structurent le monde du travail : l’apprentissage serait plutôt réservé aux simples ouvriers tandis que les écoles professionnelles s’adresseraient à ceux « qui ont pour mission la conduite » des ouvriers.

Trente ans plus tard, le Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson donne une idée plus précise de la hiérarchie dans laquelle s’inscrivent l’apprentissage et les apprentis. Reprenant la distinction opérée entre écoles professionnelles et écoles d’apprentissage, il la fonde explicitement sur l’origine sociale des élèves destinés à les fréquenter. Les écoles professionnelles s’adressent aux familles qui, « sans être riches, ni même aisées, n’en sont pas réduites cependant à vivre d’un salaire journalier ». Il s’agit des employés, des commerçants, des petits patrons qui ambitionnent pour leurs enfants « une situation qui les affranchisse du travail manuel ». En revanche, les écoles d’apprentissage s’adressent à ceux qui « vont demander leur vie au salaire journalier » en leur offrant les moyens « d’arriver le plus tôt possible à se suffire ». Bref, selon le Dictionnaire de Buisson, l’école d’apprentissage est « destinée aux enfants qui se préparent non à une profession, expression trop vague, mais à un métier ». Là encore, prime la référence au métier et à une catégorie de jeunes situés au bas de la hiérarchie sociale mais dont les parents ont, malgré tout, les moyens financiers suffisants pour leur éviter le travail dès la sortie de l’école primaire. Rappelons qu’à l’époque, la formation dans les établissements d’enseignement technique – écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) ou écoles nationales professionnelles (ENP) – dure au moins trois années.

Reste l’immense majorité des jeunes qui, ne pouvant pas accéder aux formations dispensées en écoles, sont contraints de travailler dès la fin de la scolarité obligatoire et tentent d’apprendre un métier « sur le tas ». Le Dictionnaire de Buisson les désigne comme le « public spécial qui alterne entre l’atelier et l’école ». Dans le meilleur des cas ils fréquentent, après leur journée de travail, les « classes d’apprentis » où leur est dispensé un « enseignement simplement primaire ».

À l’orée du XXe siècle, le terme « apprentissage » désigne donc des conditions de formation dissemblables. Qu’il s’effectue dans une école ou sur les lieux de production, il s’adresse toujours à des populations de jeunes, majoritairement des garçons [23], dont on considère que leurs origines sociales les destinent à occuper des fonctions d’exécution. Ce dernier point ne semble pas discuté par les protagonistes des débats incessants dont il est l’objet. En revanche, de vives controverses opposent ceux qui affirment qu’il doit s’effectuer dans le cadre d’une école et ceux qui estiment qu’il n’est possible et efficace que sur les lieux de production.

Apprentissage en école ou en atelier ?

« Si bon que soit et que puisse devenir l’apprentissage à l’atelier réglementé, modifié et amendé, [...] il ne prévaudra jamais contre l’apprentissage raisonné, méthodique et complet qui est fait à l’école professionnelle et qui, par la force des choses et des conditions nouvelles de l’industrie, sera vraisemblablement le seul véritable enseignement du métier dans l’avenir » [24]. À ce vigoureux plaidoyer présenté en 1910 par le directeur de l’école Estienne, le président de la Fédération patronale du Bâtiment et des Travaux publics rétorque : « N’est-ce pas en maçonnant qu’on apprend à maçonner ? Voyez-vous un maçon faire son apprentissage dans une école professionnelle ? Non, n’est-ce pas. L’apprentissage doit se faire à l’atelier » [25].

Ce type de débat n’est pas dissociable des interventions répétées de l’État dans la sphère du travail [26] et de la pugnacité du « parti de l’enseignement technique » (Chapoulie, 2010, p. 246) qui, avec la création de l’Association française pour le développement de l’enseignement technique (AFDET) en 1902, agit pour le développement d’un dispositif de formation professionnelle en écoles. En fait, dès la première moitié du XIXe siècle plusieurs formules avaient été expérimentées qui avaient toutes en commun de lier étroitement l’école d’apprentissage à une entreprise privée qui gardait le contrôle de la transmission des savoirs pratiques. En revanche, l’établissement fondé par la municipalité du Havre en 1867 (Rougier-Pintiaux, 1983) puis celui implanté boulevard de la Villette à Paris en 1873 (Legoux, 1972), fonctionnaient selon un principe radicalement différent : l’école contrôlait les formations théoriques et pratiques, indépendamment de toute entreprise. Ce dispositif a été théorisé en 1872 par Octave Gréard [27], alors directeur de l’enseignement primaire de la Seine. Son analyse constitue un véritable exposé de la doctrine de l’apprentissage en milieu scolaire. Fondé sur une critique radicale des conditions de formation sur le lieu de travail considéré comme une « déplorable école de mœurs publiques, autant que de mœurs privées [qui] déprave l’homme dans l’apprenti, le citoyen dans l’ouvrier et ne forme même pas l’ouvrier », le réquisitoire de Gréard légitime l’institution d’un espace socialement neutre capable de protéger les adolescents des influences pernicieuses des ateliers.

Il propose, en même temps, un modèle d’apprentissage organisé selon deux axes : l’enseignement général qui « embrasse à la fois le corps, l’intelligence et le cœur » et l’enseignement technique qui « initie à la profession spéciale, au métier ». De son point de vue, l’école d’apprentis ne doit pas être « une école de fabrication » mais une « école d’enseignement essentiellement pratique, sans doute, mais d’enseignement ».

Aussi, pour ses promoteurs, la force de l’apprentissage en milieu scolaire repose-t-elle avant tout sur le mode de transmission des connaissances. Obéissant, selon eux, aux règles de « la saine pédagogie » [28] , il se décompose en une série d’exercices « convenablement gradués », organisés selon une « progression logique et continue » [29], suivant des programmes établis pour chaque métier. L’objectif est de former des ouvriers qualifiés à qui ont été enseignés des savoirs d’action fondés sur des règles, des méthodes et des procédures objectivables, reproductibles et transmissibles, indépendamment des lieux particuliers de leur acquisition. Et cet apprentissage se veut « complet » parce qu’il vise à dispenser un enseignement « intégral » [30] de la profession, autrement dit à former des ouvriers maîtrisant un métier dans sa totalité et capables d’effectuer un ensemble de travaux connexes, toutes caractéristiques qui les distinguent des manœuvres spécialisés soumis à un entraînement sommaire qui les enferme dans les limites étroites d’un procédé ou d’un geste.

Ce projet rencontre l’opposition de ceux qui, tout en voulant former la main-d’œuvre qualifiée dont la pénurie est régulièrement déplorée, dénient aux écoles professionnelles la capacité à le faire. Leur point de vue s’appuie sur trois arguments principaux. Le premier part d’un constat : malgré la croissance de leur nombre [31], les écoles ne suffisent pas à répondre aux besoins. Travaux universitaires et enquêtes de l’époque convergent pour estimer que les élèves des écoles professionnelles représentent moins de 3 % de l’ensemble des jeunes de moins de 18 ans qui travaillent. Surtout, leur sélectivité et le coût des études excluent les enfants issus des familles populaires.
Ensuite, l’école est contestée au nom d’un principe de réalité qui voudrait que le lieu de travail, parce qu’il plonge les jeunes dans les conditions réelles de la production, soit le seul espace légitime de transmission des savoirs d’action.
Enfin, défaut, rédhibitoire aux yeux de ses détracteurs, l’apprentissage en milieu scolaire donne « un excédent de bagage théorique » [32] et forme une élite de « bacheliers ès-métiers » [33] qui ne restent pas ouvriers et cherchent « à s’évader de [leur] situation ».

En apparence, le débat porte donc sur les lieux les plus propices à la formation des salariés qualifiés. En réalité, il recouvre des divergences majeures quant aux finalités à assigner à cette formation.

Apprentissage artisanal ou apprentissage « méthodique et complet » ?

Dans une France majoritairement rurale [34] où foisonnent les petites, voire très petites entreprises, au point que le recensement de 1906 en dénombre 1 501 847, composées chacune d’un seul « travailleur isolé », soit 70,4 % des établissements industriel [35], on ne saurait occulter la persistance d’un mode de formation informelle, conditionné par l’appartenance à un groupe – famille ou profession organisée – et souvent limité à l’horizon d’une localité. Il concerne l’apprentissage des métiers que la grande industrie n’a pas ou peu transformés comme ceux dits « de bouche », de services comme la coiffure, de luxe et ceux qui sont concurrencés par de grandes unités de production comme la fabrication des vêtements. À cet ensemble, il faut ajouter l’artisanat rural qui correspond à des activités liées à « la construction, l’aménagement intérieur et extérieur, la réparation et l’entretien des bâtiments ruraux ainsi que l’outillage de toute nature nécessaire aux différentes exploitations rurales » [36] : maçon, charpentier, couvreur, menuisier, plombier-zingueur, maréchal-ferrant, charron, forgeron, réparateur de machines agricoles, électricien, mécanicien, etc.

Dans ce monde, les conditions matérielles de production favorisent un mode d’apprentissage fondé sur le « voir-faire » suivant l’exemple du patron-père et du compagnon-modèle. La transmission des pratiques obéit à la logique de la compétence empirique (Monjardet, 1987), sorte de synthèse subtile entre des qualités individuelles innées confinant aux dons, des comportements – politesse, bonne volonté, honnêteté, acharnement à la tâche, goût du travail bien fait, adhésion aux valeurs patronales – des « coups d’œil » et des tours de main qui s’acquièrent, s’accumulent et se perfectionnent dans la durée. Dans cette logique, rien ne peut remplacer l’apprentissage sur le lieu de travail par imitation de l’ouvrier confirmé : « L’école d’apprentissage la meilleure est le travail constant de l’apprenti avec l’ouvrier » [37]. Le fait d’apprendre en travaillant légitime le jugement des pairs et dénie toute pertinence aux savoirs théoriques, surtout s’ils sont dispensés dans un cadre scolaire toujours disqualifié. Sans aller aussi loin que le syndicat de la sellerie-bourrellerie du Loiret qui, en 1912, ne conçoit les cours qu’à « titre récréatif » [38], la plupart des artisans n’en voient pas vraiment l’utilité.

Ce point de vue est également partagé par le patronat des secteurs de la grande industrie qui conservent des formes d’organisation du travail proches de celles de l’entreprise domestique (Lequin, 1989). Ainsi, dans la bonneterie troyenne, le rebrousseur [39] entre à 13 ans dans l’usine et prépare le travail du bonnetier pendant cinq ans avant de devenir « débutant bonnetier ». La formation d’un rebrousseur ne dépasse pas un mois car au-delà, estime-t-on, son « aptitude professionnelle n’augmente plus […] car les connaissances théoriques sont nulles » [40]. De manière générale, l’apprentissage du bonnetier s’effectue « de la manière la meilleure et la plus productive qu’on puisse souhaiter : par le contact constant […], devant la machine, de l’ouvrier à instruire avec l’ouvrier qui sait » [41]. Les quelques savoirs théoriques enseignés se limitent à « quelques détails très élémentaires de mécanique appliquée à la bonneterie [et] des renseignements sur l’emploi de l’électricité » [42].

Telle n’est pas la vision dominante dans les secteurs confrontés à la concurrence internationale et contraints par les innovations techniques à élever la qualité de leurs fabrications. Ainsi, la métallurgie, les fabrications d’armement et la construction automobile, réclament des cadres et des ouvriers qualifiés qui soient de « véritables interfaces entre le progrès technologique et son introduction pratique dans l’entreprise » (Beltran et Griset, 1988, p. 116). Faute de salariés capables de les mettre en œuvre, les innovations restent inopérantes. Cette demande de qualifications nouvelles, amplifiée par la vigoureuse reprise économique de la fin du siècle, génère un mouvement favorable à l’introduction de cours théoriques désormais considérés comme indispensables.

Au lendemain de la guerre, c’est même au nom d’une critique des méthodes scolaires que certains employeurs prônent la nécessité de cours théoriques en écoles… d’entreprises. Ainsi, un directeur d’usine explique que l’enfant qui sort de l’école primaire à 13 ans, « ne sait pas observer, encore moins concevoir ; il ne sait pas réfléchir, ne sait pas s’exprimer » [43]. C’est pourquoi, explique-t-il, il est nécessaire de développer chez les apprentis « l’intelligence, l’esprit d’observation, la réflexion, le jugement », or, ajoute-t-il, « ce n’est que par la fréquentation d’une école qu’on arrivera à ce résultat ». C’est aussi au nom de l’amélioration du « rendement » qu’est prôné le passage par l’école car, « un ouvrier ne peut être d’aucune valeur s’il ne sait pas faire un emploi intelligent de son cerveau ; c’est un aveugle que rien n’intéresse et dont le rendement est inférieur à celui de l’ouvrier instruit » [44]. Aux usines Schneider du Creusot est affirmée la nécessité d’un apprentissage « organisé sous une forme méthodique […] pour former des ouvriers professionnels ayant la connaissance complète de leur métier » [45].

C’est donc sur le caractère « méthodique et complet » de l’apprentissage que s’opère la césure entre l’artisanat et la grande industrie métallurgique. Ce que le directeur de l’Enseignement technique Edmond Labbé appelle l’apprentissage « en atelier » est, en réalité, celui qui s’effectue dans le monde de l’artisanat et qu’il oppose à ce qu’il nomme « l’apprentissage en commun ». Même si ce dernier revêt des formes différentes – l’une à temps plein dans des écoles publiques ou privées, l’autre à temps partiel (ou en alternance) dans des écoles d’entreprises – il n’en demeure pas moins vrai, aux yeux de Labbé, que « le but poursuivi est exactement le même : la formation de l’ouvrier complet » [46]. En réalité, le but poursuivi n’est pas « exactement le même ».

Retour haut de la page

Le partage des tâches entre Écoles et grandes entreprises

Si l’accord sur la « formation de l’ouvrier complet » qui rassemble les responsables des grandes entreprises de la mécanique et ceux de la direction de l’Enseignement technique est bien réel et les sépare des artisans, il est un point de rupture, plus politique celui-là, qui touche aux finalités civiques et humaines de la formation des salariés.

Au-delà du salarié…le citoyen et l’homme

Le modèle défendu par les promoteurs de l’apprentissage en école à temps plein découle d’un choix politique quant à la mission de l’école professionnelle laquelle, selon eux, « ne peut, ni ne doit consentir à former des ouvriers trop spécialisés » [47]. Certes, cette exigence est aussi celle des industriels, mais pour les hauts fonctionnaires de la direction de l’Enseignement technique, elle ne se réduit pas à l’acquisition des savoirs pratiques et n’est pas dissociable d’une éducation civique, morale et humaine car elle repose sur « un enseignement qui, dans l’ouvrier, voit l’homme et le citoyen et ne sépare pas la vie de l’atelier de la vie tout entière » [48]. Former « l’homme, le travailleur et le citoyen » c’est affirmer la centralité du travail pour l’individu tout en considérant que l’autonomie acquise par et dans le travail conditionne sa liberté hors du temps de travail en tant que citoyen et, plus largement, en tant qu’être humain. Enté sur la philosophie solidariste et ajusté aux visées politiques et sociales des républicains de progrès, ce modèle d’apprentissage vise l’acquisition de l’autonomie économique, sociale et politique. Et le diplôme national, garanti par la puissance publique, en tant qu’il est la propriété – au double sens de possession et de caractéristique – de celui qui le détient, est un élément constitutif de cette autonomie et, à ce titre, une des ressources dont disposent les salariés pour s’intégrer dans ce que les solidaristes appellent une «  société de semblables ».

Dans la grande industrie métallurgique, les préoccupations des employeurs ne sont pas non plus d’ordre strictement technique et professionnel. Mais, à la différence du modèle précédent, l’enseignement théorique et général y est étroitement subordonné aux exigences de la production et vise à inculquer le respect de « l’ordre usinier » (Vigna, 2007). Généralement organisés selon la trilogie technologie-dessin industriel-enseignement général, les cours dispensés dans les écoles internes à ces entreprises sont toujours orientés vers ce qu’on estime être les « les besoins de l’ouvrier et de la vie ouvrière ». Et quand le directeur des cours des usines métallurgiques Saint-Jacques de Montluçon déplore le manque de livres à la portée des apprentis, c’est pour demander que soient édités des ouvrages comportant des « notions guère plus élevées que celles de l’école primaire, mais adaptées aux besoins professionnel » [49]. L’éducation physique elle-même est « dirigée dans un sens […] un peu spécial » car un ouvrier « même instruit dans sa profession, ne fournit un bon travail que s’il est robuste » [50].

D’autres enseignements, innovants pour l’époque, affichent leurs finalités morales et sociales. Ainsi, les cours de danse sont censés inculquer « des habitudes de correction et de bonne tenue », tandis que les cours d’hygiène initient aux « soins intimes et [à] l’éducation sexuelle » pour préserver des maladies vénériennes. Enfin, des visées plus politiques ne sont pas absentes des préoccupations pédagogiques. C’est pour répondre à la loi dite des « huit heures » [51] dont le patronat redoute qu’elle ouvre des espaces de liberté propices aux activités militantes, que sont institués des cours de musique et de récitation explicitement conçus pour que le futur salarié emploie son temps libre « utilement » par des activités « plus propres que celles qu’il apprend au coin des rues et que malheureusement il retient si facilement » [52].

Contrairement à ce que qu’affirme E. Labbé, le but poursuivi par ces deux formes d’apprentissages n’est donc pas « exactement le même ». Certes, les deux reposent sur une vision commune de ce à quoi doit aboutir l’apprentissage : former des ouvriers qualifiés ayant la maîtrise complète de leur métier. En revanche, elles se séparent sur les finalités générales de la formation. L’une subordonne les savoirs théoriques et les connaissances générales à l’efficacité productive et à la pacification des rapports sociaux dans l’entreprise. L’autre ne dissocie pas la formation strictement professionnelle du salarié de l’éducation civique du citoyen et de l’enrichissement culturel de l’individu car elle postule qu’« en droit, l’ouvrier est aussi un citoyen et un homme. Comme tel il n’est pas un moyen mais une fin ; il doit non seulement être capable de produire, mais aussi de penser ; il a droit à la culture par laquelle on devient homme, c’est-à-dire un être libre » [53]. Dans cette perspective, l’apprentissage d’un métier est bien davantage qu’un moyen d’acquérir des savoirs d’action. Il est fondé sur un choix philosophique qui refuse de réduire les salariés à leur seule dimension économique et d’enfermer leurs savoirs au seul statut de marchandises négociables sur le marché du travail.

A l’école la formation de l’élite, aux entreprises celle de « la masse »

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la pénurie de main-d’œuvre est l’une des préoccupations majeures du patronat. Aux pertes directes estimées à environ 1 380 000 morts, s’ajoutent tous les mutilés et invalides, si bien qu’au total ce sont entre 3 000 000 et 4 000 000 d’actifs qui font défaut à l’économie du pays. Outre qu’elle favorise le turn-over des ouvriers cette pénurie génère des mouvements ascendants qui aspirent les plus qualifiés vers le sommet de la hiérarchie du travail. Ce phénomène est constaté dès 1917 par les anciens élèves des écoles d’Arts et Métiers qui considèrent que les jeunes sortant des EPCI « sont destinés à faire mieux que des ouvriers » [54]. Ce point de vue est partagé par les inspecteurs généraux qui estiment que ces élèves sont appelés à devenir « l’élément éclairé de l’atelier » [55]. Dans le même mouvement s’instaure l’idée d’un partage des tâches entre les établissements d’enseignement technique et les écoles d’entreprises : aux premiers serait dévolue la formation des futurs cadres, aux secondes celles de « la masse » [56] des ouvriers qualifiés.

Ce discours est porté par des ingénieurs, des directeurs d’écoles d’usines, des responsables de groupements d’entreprises, qui s’expriment dans de nombreuses revues comme le Bulletin du ministère du Travail, le Bulletin de la Société des ingénieurs civils de France, L’Usine, Génie civil, et participent aux colloques et congrès patronnés par la direction de l’Enseignement technique. Ce n’est pas en adversaires qu’ils se présentent mais en collaborateurs de l’administration avec laquelle ils partagent une vision commune de la formation professionnelle. Comme se plaît à le souligner le secrétaire général des usines Schneider du Creusot, la grande industrie « travaille assidûment à réaliser progressivement l’adaptation des programmes d’enseignement professionnel aux transformations constantes des procédés techniques de la fabrication. Elle est, à ce titre, la collaboratrice de l’Administration de l’enseignement technique » [57].

Cette collaboration revendiquée débouche sur un accord tacite quant aux rôles respectifs de l’école pratique de commerce et d’industrie d’une part et de l’entreprise, d’autre part. La première « doit être réservée à une élite intellectuelle. Elle doit s’appliquer à former des ouvriers d’élite et […] des chefs d’équipes, des contremaîtres et des petits patrons », tandis que l’école d’apprentissage implantée dans l’usine « avec sa pédagogie propre […] doit former la grosse masse des apprentis » [58]. Cette répartition des rôles renvoie, du côté des employeurs, à une représentation des publics concernés qui hiérarchise élèves et apprentis. Un document présentant la « section d’apprentissage » de la Société des Automobiles Delahaye, différencie les deux types de formation selon les origines sociales des jeunes, leurs dispositions à suivre un enseignement de type scolaire et la sanction finale de l’apprentissage. Ainsi, la motivation d’un élève d’une EPCI serait directement liée au fait que ses parents paient pour le faire instruire, et « il veut aller à l’école pour devenir plus tard un chef » alors que les parents des apprentis « voudraient qu’ils gagnent immédiatement leur vie » et sont donc tentés « par des offres de paiement supérieur ». Décrits comme indisciplinés, refusant toute contrainte, rêvant de « ne plus avoir de professeurs et de devoirs à faire », les apprentis « n’attendent qu’une chose : l’écoulement des trois années pour pouvoir se dire ouvrier ». Enfin, le diplôme final constitue le troisième critère de différenciation : les formations en écoles sont validées par « une consécration officielle très recherchée, un diplôme de grande valeur » alors que l’école d’usine «  a simplement le CAP ».

Retour haut de la page

Les figures de l’apprentissage

Entre les deux guerres, en dehors de la formation professionnelle accomplie dans les EPCI et les ENP, deux modèles d’apprentissage dominent la formation des ouvriers qualifiés. Celui mis en œuvre dans les grandes entreprises repose sur le principe d’une alternance interne volontairement assumée, pensée comme un véritable outil pédagogique, associant les cours en salles de classe à la production en ateliers. Celui qui a la faveur des artisans s’inspire du modèle implicite des corporations avec une alternance externe à l’atelier et subie parce qu’imposée par les pouvoirs publics [59] dont l’intervention est contestée au nom des spécificités des métiers.

Organisation et fonctions de l’apprentissage dans les grandes entreprises

Les entreprises recrutent les jeunes à leur sortie de l’école primaire, munis ou non du certificat d’études primaires, et parfois même sur concours comme l’usine Schneider du Creusot. La formation est organisée selon un modèle structuré en trois périodes : une année de préapprentissage ; deux années d’apprentissage dans une école séparée des ateliers ; une année terminale dans les ateliers de production. Le contrôle des acquis de la formation s’effectue régulièrement par des examens et leur validation par la délivrance d’un diplôme : le CAP ou un diplôme interne à l’entreprise.

Conçu comme une transition entre l’école primaire et l’entreprise, le préapprentissage vise à stabiliser les savoirs de base, à leur donner une orientation utilitaire et à inculquer aux jeunes adolescents les comportements sensés être ceux d’un « bon » ouvrier. Les deux années suivantes se déroulent dans des ateliers spéciaux dont la vocation n’est pas encore la production mais la formation. Ce n’est qu’au cours de la dernière année que les jeunes accèdent aux ateliers de fabrication.
Point fort de ce dispositif, la confrontation directe au travail productif a plusieurs fonctions. Elle vise d’abord à spécialiser l’apprenti pour le rendre efficace. Ainsi, dans les entreprises membres de la Chambre syndicale des Mécaniciens, Chaudronniers et Fondeurs de France, on veille attentivement à ce que la formation « conserve un caractère industriel » ; à cette fin, la 3e année est « réservée exclusivement à la production et les apprentis sont soumis au régime ordinaire de l’atelier ».

Elle cherche ensuite à donner du sens aux apprentissages en fabriquant des objets qui « servent » : les apprentis produisent des pièces d’exercice qui sont livrées au service d’outillage. Du point de vue des employeurs, les avantages de ce système ne se mesurent pas seulement en termes de compétences techniques mais valent aussi pour la prise de conscience de la place à tenir dans l’espace social des ateliers. Enfin, elle a pour fonction de faire acquérir une culture d’entreprise ou un « esprit de corps ».

L’attachement de l’apprenti à l’entreprise et son implication dans le travail sont assurés par des rétributions variables en fonction de l’âge, de l’ancienneté, des notes obtenues et des capacités productives. Chez Delahaye, la paie des apprentis est « en même temps qu’un moyen de récompense, un moyen de punition » ; aussi est-elle composée d’une partie fixe et d’un « boni » variable. Dans les ateliers-écoles de la Chambre syndicale des Mécaniciens, Chaudronniers et Fondeurs de France, une indemnité mensuelle de 80 à 100 francs est versée aux familles des apprentis de 1ère année, puis un salaire horaire de 0,50 à 1 franc «  suivant les aptitudes et les services rendus » en 2e année, enfin un salaire de 0,80 à 1,50 franc [60] en 3e année, de manière à atteindre en fin d’apprentissage le salaire « du demi-ouvrier de la même catégorie ».

Un monde bousculé : l’apprentissage artisanal

Le dispositif institué par la loi Astier (25 juillet 1919) se fonde sur deux piliers : l’obligation faite aux employeurs d’envoyer les apprentis suivre des cours sur le temps de travail, un diplôme spécifique – le Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) – délivré, après examen, à celles et ceux qui ont suivi ces cours « pendant trois ans au moins » [61]. Loin de faire l’unanimité, il suscite la résistance des artisans. Leur argumentation repose sur un postulat : la spécificité des métiers implique des pratiques de formation et de validation qui ne sauraient être confondues avec celles de l’industrie. Dans la mesure où l’apprentissage est reconnu comme le temps nécessaire à la transmission des savoirs et savoir-faire indispensables pour l’exercice du métier, c’est, de leur point de vue, à la corporation – et non à l’Etat – de décider des usages de ce temps. Que la loi impose une durée d’apprentissage uniforme – trois ans – et que des règlements d’examen fixent nationalement des durées d’épreuves est vécu par les artisans comme une intrusion inacceptable des agents de l’Etat dans un domaine où ils sont a priori considérés incompétents. De la même manière, le diplôme ne paraît pas indispensable aux artisans ; il est même, à leurs yeux, dangereux. Selon eux, il risque de consacrer la suprématie des connaissances formelles sur la pratique ; ensuite, il ne peut pas mesurer les qualités morales qui caractérisent le « bon » apprenti ; enfin il « fausse souvent l’esprit des très jeunes gens en leur donnant une trop haute idée de leur savoir » [62] et est donc source de prétentions salariales inacceptables pour l’employeur.

La politique suivie par la DET aggrave les effets de cette défiance. Tout en sollicitant les professionnels pour organiser les cours, les pouvoirs publics leur imposent un mode de fonctionnement caractéristique de l’univers scolaire – rédaction de programmes, confection d’épreuves réglementées, etc. – auquel ils sont étrangers. Répugnant à ces tâches, ils se tournent vers les professeurs des écoles techniques pour les accomplir. En même temps, la DET invite les directeurs des EPCI à faire affronter « régulièrement et résolument » [63] les épreuves du CAP à leurs élèves. Les effets de cette politique sont redoutables pour les apprentis. En incitant les élèves des écoles techniques à passer un examen dont les programmes sont rédigés par les enseignants, elle contribue à en aligner les épreuves sur celles des diplômes d’écoles et à les rendre inaccessibles aux apprentis. Des chefs d’établissements s’en émeuvent et dénoncent la mise en concurrence des apprentis avec les élèves. Le président de la chambre de commerce de Dijon résume bien la situation en expliquant que, quand l’école pratique présente 80 élèves aux différents CAP, les apprentis ne sont qu’une dizaine : « l’effet moral sur les apprentis est désastreux » [64].

Aussi, dans le cadre d’une politique qui vise à organiser la défense des artisans et à promouvoir les classes moyennes, des parlementaires agissent-ils de concert avec des militants du monde artisanal pour réorganiser l’apprentissage (Zarca, 1985, p. 9-13). Trois dates clés scandent cette histoire : en 1922 est fondée la Confédération générale de l’artisanat français ; en 1925 la loi Courtier institue les chambres de métiers et leur confie la responsabilité d’organiser l’apprentissage ; en 1937, la loi Walter-Paulin définit l’apprentissage artisanal comme « celui qui se fait dans l’atelier et sous la responsabilité d’un artisan et qui est complété par l’enseignement des cours professionnels » [65]. Il dispose de son propre système de validation et de certification. À l’issue de la formation les jeunes apprentis passent un examen spécifique : l’Examen de fin d’apprentissage (EFA) [66] dont les jurys sont composés d’artisans, de compagnons et de professeurs de l’Enseignement technique. En réalité, la loi Walter-Paulin ne reçut jamais aucun décret d’application [67].

Historiquement, elle arrive au moment où, dans le contexte du mouvement social de mai-juin 1936, les conventions collectives placent le CAP au cœur de la reconnaissance de la qualification ouvrière. Or cette légitimité est ancrée dans les compromis issus des négociations entre patronat et syndicats des secteurs les plus dynamiques de l’industrie, principalement la métallurgie. Signe des temps, un an après la promulgation de la loi Walter-Paulin, le rapport au Président de la République précédant le décret-loi du 24 mai 1938 relatif à l’orientation et à la formation professionnelle, stipule que « l’apprentissage artisanal et familial ne répond ni aux besoins de l’économie ni aux exigences d’une technique qui évolue sans cesse ».

Retour haut de la page

Conclusion

Le régime de Vichy, loin d’être une parenthèse dans l’histoire de la formation professionnelle, contribue à renforcer la prééminence de l’État et du modèle de l’apprentissage en milieu scolaire avec la mise en place d’établissements dépendants de la direction de l’Enseignement technique. Nés en 1939, sous le nom de centres de formation professionnelle pour répondre aux besoins de la défense nationale, ils prennent à la Libération le nom de centres d’apprentissage. Conçus comme des « foyers d’humanités techniques, intégrés dans l’ensemble du système éducatif de la nation » [68], ils sont chargés de former les ouvriers et les employés qualifiés auxquels ils dispensent « l’enseignement technique, théorique et pratique d’une profession déterminée et un enseignement général comportant la formation physique, intellectuelle, morale, civique et sociale des jeunes gens complétée, pour les jeunes filles, par une formation ménagère » [69]. . Au milieu des années 1950, on compte 904 centres d’apprentissages publics [70] dépendant de la direction de l’enseignement technique. Les effectifs cumulés des CA publics et privés et des sections techniques des cours complémentaires passent de 260 100 jeunes en 1955-1956 à 558 600 dix ans plus tard. Cet incontestable succès n’aboutit pas pour autant à la disparition des autres formes d’apprentissage.

Le modèle de l’école intégrée à l’entreprise prévaut dans les entreprises nationalisées comme Renault (Quenson, 2001), EDF-GDF ou la SNCF et dans les grandes unités de production de la métallurgie. Dans les entreprises de moindre taille, une autre solution est mise en œuvre : elles se regroupent pour ouvrir des écoles d’apprentissage communes comme l’Ecole des métiers de Lyon ou les écoles de Jeumont et Louvroil dans le Nord. Une troisième formule consiste à dissocier la formation pratique dispensée dans chaque entreprise, de l’enseignement théorique et général donné collectivement dans des centres contrôlés par les syndicats patronaux comme le Syndicat des industries métallurgiques et mécaniques du Loiret à Orléans ou le Comité métallurgique de Champagne à Saint-Dizier. Le Bâtiment et des Travaux publics sont à l’origine d’un dispositif original fondé en 1942 : le Comité central de coordination de l’apprentissage (CCCA), organisme paritaire, qui contrôle, finance et organise la formation dans toutes les entreprises, industrielles et artisanales, du secteur. Outre des cours professionnels par correspondance, le CCCA impulse la mise en œuvre d’ateliers-écoles qui aboutiront aux centres de formation d’apprentis (CFA) dans les années 1960 (Casella, Tanguy, Tripier, 1988).

Dans ce contexte, l’apprentissage artisanal perdure et s’adapte. Même si ses effectifs progressent moins vite que ceux des CA, ils augmentent régulièrement, passant de 116 600 en 1955-1956 à 211 000 en 1965-1966. Ils connaissent même une croissance importante dans les départements de l’Ouest, du Centre, du Sud-ouest et d’Alsace. Mais en même temps, les porte-parole de l’artisanat redoutent que la montée en puissance des centres d’apprentissage, en consacrant l’impérialisme du CAP, aboutisse à la suppression de l’EFAA. Aussi bataillent-ils pour obtenir la mise en équivalence des deux diplômes. Ils ne l’obtiennent pas. Au fil des ans l’EFAA décline et le CAP devient la référence. Au début des années 1960, une enquête nationale portant sur 71 secteurs d’activités regroupant 866 métiers artisanaux, montre que le CAP l’emporte dans 61 secteurs tandis que l’EFAA ne concerne plus que des activités traditionnelles comme la chapellerie ou le charronnage [71]. L’évolution des techniques et des qualifications, les exigences d’une gestion plus moderne des entreprises et les contradictions internes au monde de l’artisanat, conjuguent alors leurs effets pour infléchir les positions des artisans (Suteau) et ouvrir la voie à un long processus de rénovation qui trouve son aboutissement dans la loi du 16 juillet 1971.

Au cours des Trente Glorieuses, la suprématie du modèle scolaire, quelles qu’en soient les variantes, semble incontestée. Et les valeurs portées depuis le début du siècle par l’Enseignement technique – la formation méthodique et complète de l’homme, du travailleur et du citoyen – s’imposent progressivement. L’Etat républicain, « rajeuni et musclé par l’esprit de la Résistance » (Rioux, 1999, p. 98) a joué un rôle décisif dans la construction d’un compromis entre une haute fonction publique acquise aux thèses keynésiennes et le patronat des secteurs industriels les plus performants pour moderniser l’économie et assurer une plus grande justice sociale. Dans ce cadre ont pu subsister des dispositifs variés qui, subsumés sous l’appellation commune d’« apprentissage », renvoyaient en réalité à des conceptions divergentes, voire antagonistes et concurrentes, de la formation professionnelle.


[1H. Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale, 1850-1940, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 270.

[2C’est en 1896 que Léon Bourgeois publie son livre Solidarité.

[3E. Petit, De l’école à la cité. Etudes sur l’éducation populaire, Paris, Félix Alcan éditeur, 1910.

[4Le CAP, Textes législatifs et administratifs avec commentaires, Paris, Editions de l’Information professionnelle, 1930.

[5Rapport au Président de la République précédant le décret du 24 octobre 1911 portant création du CCP, Bulletin de l’Enseignement technique, t. XIV, 1911, pp. 360-362.

[6Ibid.

[7Circulaire du 8 janvier 1912, relative à la délivrance du CCP, Bulletin de l’Enseignement technique, t. XV, 1912, pp. 14-15.

[8R. Castel, Op. cit., p. 30.

[9Charles Wauthy, Congrès national de l’apprentissage de Roubaix, 2-5 octobre 1911.

[10Appartiennent à cette catégorie les célèbres écoles Boulle (métiers du bois) et Estienne (métiers du livre), l’école de physique et de chimie industrielle, l’école des arts appliqués à l’industrie.

[11Rapport au Président de la République, 20 septembre 1939.

[12Décret du 9 décembre 1940.

[13Centres de formation professionnelle, centres de jeunesse, centres d’apprentissage, centres de jeunes travailleurs.

[14Article premier de la loi du 4 octobre 1943

[15Les futures classes de « sciences expérimentales ».

[16Article 1er de l’arrêté portant organisation de l’enseignement technique, 18 septembre 1944.

[17Circulaire du 7 mai 1945.

[18Article 1er de la loi du 21 février 1949, relative au statut des centres d’apprentissage.

[19Le Monde, n° 21047, jeudi 20 septembre 2012.

[20Expression utilisée sur le Portail de l’Alternance, site commun au ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé et au ministère chargé de l’apprentissage et de la formation professionnelle, octobre 2011.

[21Lami E.-O., Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’Industrie et des Arts industriels, Tome I, Paris, Librairie des dictionnaires, 1881, p. 188-205.

[22Lami E.-O., Op. cit., T. IV, 1884, p. 631-635.

[23À la veille de la guerre de 1914 on compte 11 900 garçons scolarisés dans 59 EPCI contre 2 900 filles dans 14 EPCI. Si les formations aux métiers du bâtiment, de la métallurgie et du bois s’adressent aux garçons et celles de la couture aux jeunes filles, les secteurs du commerce, de la banque, des assurances, de la comptabilité sont mixtes dès l’entre-deux guerres.

[24H. Fontaine (1910), Rapport sur l’apprentissage dans l’enseignement technique. Paris : imprimerie de l’école municipale Estienne, p.34.

[25A. Villemin, « Problème de l’apprentissage », conférence prononcée le 29 mai 1911, in La Question de l’apprentissage, Ligue française de l’Enseignement, Paris, 1913, pp. 33-48.

[26Loi du 2 novembre 1892 fixant à 11 heures par jour la durée du travail des femmes et des enfants ; création en 1898 du Conseil supérieur du travail ; loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail introduisant la notion de risque professionnel ; loi du 30 mars 1900 limitant le temps de travail à 10 h par jour dans l’industrie ; loi du 24 février 1906 sur les retraites ouvrières ; loi sur le repos hebdomadaire en juillet 1906 ; création du ministère du travail en octobre 1906 ; loi organisant les retraites ouvrières et paysannes en avril 1910 ; loi du 30 juillet 1913 sur le repos des femmes en couches.

[27C’est à la suite d’une visite de l’école du Havre que Gréard rédige un mémoire sur les écoles d’apprentis et propose la construction d’un établissement semblable à Paris. L’école du boulevard de la Villette deviendra l’école Diderot en 1880. C’est aujourd’hui un lycée d’enseignement général, technologique et professionnel.

[28E. Labbé, intervention au congrès national de l’apprentissage de Roubaix, 2-5 octobre 1911.

[29Ibid.

[30H. Fontaine, op. cit.

[31On passe de 25 EPCI (21 de garçons et 4 de filles, soit 3 900 élèves) en 1898-1899 à 73 (59 et 14 pour près de 15 000 élèves) en 1913-1914.

[32Réponse de Villemin à Labbé au congrès de l’Apprentissage de Roubaix, 2-5 octobre 1911.

[33A. Villemin, président de la Fédération patronale du Bâtiment et des Travaux publics, « Problème de l’apprentissage », conférence prononcée le 29 mai 1911, in La Question de l’apprentissage, Ligue française de l’Enseignement, Paris, 1913, pp. 33-48. L’expression est en italiques dans le texte original.

[34Il faut attendre 1931 pour que, pour la première fois, la population urbaine (51,2 %) dépasse celle vivant à la campagne (48,8 %).

[35sSelon ce recensement, sont considérés comme « industriels » les établissements producteurs de biens : ainsi le boulanger qui fabrique son pain est classé dans la catégorie des industriels mais pas l’épicier.

[36M. Doresse, directeur de l’école de Métiers de Champagne-sur-Seine, intervention à la semaine du travail manuel (27-31 octobre 1925) in Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, Apprentissage, Compte-rendu de la semaine du travail manuel (27-31 octobre 1925), Paris : Librairie de l’Enseignement technique, Léon Eyrolles, éditeur, 1926. Désormais, Semaine du travail manuel.

[37Lettre du Syndicat de l’épicerie du Loiret au préfet, 12 octobre 1912, AD Loiret, 5 T 18.

[38Lettre du président du syndicat de la sellerie et bourrellerie d’Orléans et du Loiret, 16 octobre 1912, A.D. Loiret, 5 T 18.

[39À l’époque, le rebroussage est une opération manuelle et répétitive qui consiste à enfiler les mailles d’un tricot sur les aiguilles du métier ou sur les poinçons du peigne. Le rebrousseur prépare le travail du bonnetier.

[40Rapport du directeur de l’Ecole française de bonneterie de Troyes, 17 décembre 1912, AD Aube, série continue 1255.

[41Ibid

[42Ibid

[43M. Valaize, directeur des établissements Baudet, Donon et Roussel, Semaine du travail manuel.

[44Ibid.

[45M. Goineau, secrétaire général des établissements Schneider, Semaine du travail manuel.

[46E. Labbé, Semaine du travail manuel, 27-31 octobre 1925.

[47E. Labbé, Roubaix.

[48E. Labbé, Semaine du travail manuel.

[49Bostsarron, Semaine du Travail manuel.

[50Ibid.

[51Loi du 23 avril 1919 qui réduit la durée du travail à 8 heures par jour.

[52M. Bostsarron, Semaine du Travail manuel.

[53Circulaire du 4 décembre 1926 relative à la collaboration entre les cours professionnels et les cours d’adultes.

[54Société des anciens élèves des ENAM, Rapport sur l’enseignement pratique et technique, 8 février 1917, AN F1714319.

[55Inspecteur général Dupin, Semaine du travail manuel.

[56Expression employée à l’époque.

[57M. Goineau, Semaine du Travail manuel.

[58M. Lacoin, ingénieur en chef du matériel et de la traction à la Compagnie PO, Semaine du travail manuel.

[59La loi Astier du 25 juillet 1919 a rendu obligatoire la fréquentation de cours professionnels gratuits par tous les apprentis âgés de moins de 18 ans, pendant la journée de travail, à raison de quatre heures par semaine au moins et de huit par semaine au plus. Après avoir suivi ces cours pendant au moins trois années, les apprentis peuvent se présenter à l’examen du certificat d’aptitude professionnelle (CAP).

[60À la même époque, dans les industries métallurgiques du Rhône, le salaire horaire de base était de 3 F soit 24 F pour une journée de travail de 8 heures.

[61Article 47 de la loi Astier.

[62Lettre au préfet du Syndicat patronal de l’épicerie du Loiret, 12 octobre 1912, A.D. Loiret, 5 T 18.

[63Circulaires du 4 août 1921 et du 28 mars 1925.

[64Lettre au ministère du 5 mai 1922, AN F17bis 14368.

[65Cette définition est reprise dans le Règlement général d’apprentissage artisanal du 21 mai 1953.

[66Après la Seconde Guerre mondiale, il deviendra EFAA : examen de fin d’apprentissage artisanal.

[67Cependant l’examen de fin d’apprentissage était prévu par l’article 11a du livre 1er du Code du Travail. Chargées de l’organiser, les chambres de métiers l’intégreront dans les règlements d’apprentissage qui seront validés par la direction de l’enseignement technique.

[68Circulaire du 7 mai 1945.

[69Article 1er de la loi du 21 février 194

[70462 de garçons, 356 de filles et 86 mixtes.

[71Enquête effectuée en 1963 conjointement par les ministères de l’Education nationale et du Travail, AN 19770659-0009 (F 17bis 20413).